Actualités, CritiqueEddington d’Ari Aster : Rire à blanc
Dans la catégorie “films ayant divisé la rédaction des Cahiers au Festival de Cannes”, Eddington d’Ari Aster occupe une place privilégiée. Maintenant qu’il arrive en salles, on explore son regard de l’Amérique, pour savoir où Ari Aster situe son rire.
Pris dans l’assourdissante confusion dont il fait son sujet, Eddington pourrait passer pour ce qu’il n’est pas : le film le plus rigolard d’Ari Aster. C’est peut-être, au contraire, le moins comique à proprement parler. Le rire y est étouffé, plus douloureux encore qu’à ses débuts, suspendus entre terreur et peau de banane – de son court The Strange Thing About the Johnsons (sommet d’absurde malaisant) à la malice sourde d’Hérédité et de Midsommar, préludes au grotesque assumé de Beau Is Afraid.
Eddington donnerait moins le vertige s’il se limitait à ce qu’il laisse augurer : une satire tendance South Park, vautrée dans le nihilisme. Le patelin éponyme du Nouveau-Mexique est un biotope Southern Gothic mis sous cloche par le Covid. Les mauvais instincts de l’époque gagnent le shérif Cross (Joaquin Phoenix), incompétent notoire mais doux (au départ), sentinelle gélatineuse qui trimballe ses convictions MAGA à bord de son pick-up. Convictions, le mot est fort : il boude le masque car celui-ci gêne son souffle d’asthmatique, et se conforme au complotisme de sa belle-mère lorsqu’il vilipende son rival, l’édile démocrate Ted Garcia (Pedro Pascal) – voix veloutée, sourire Colgate, soft power.
Autour du chantier d’un centre de données énergivore promu par ce néolibéral sous couverture woke, le clash des candidats à la mairie est dopé par le meurtre de George Floyd. La campagne s’enlise sur fond de rixes (Black Lives Matter vs. nazillons) et de post-vérité. La bérézina sera précipitée par les sournoiseries de Cross, humilié par son adversaire mais prêt à dégainer.
Eddington d’Ari Aster (2025).
Voyant poindre un western aux airs de cartoon enfiévré, chapeauté par un shérif dégénéré à la Jim Thompson, on se demande comment tout ça peut tenir tête au cirque de stupeur qu’offre l’Amérique actuelle (répression militarisée des émeutes, assassinats politiques, etc.). Les vidéos anxiogènes scrollées par les personnages semblent faire doublon avec l’image d’un État de droit délité qui nous arrive chaque jour par notifications push.
La sidération à Eddington
Y a-t-il de quoi rigoler ? Là se niche le malentendu. Le trumpisme se manifestant comme spectacle, et sa violence s’enroulant dans une manière d’autoparodie (ce qui a découragé les satiristes caricaturant Trump – étant son propre avatar clownesque, il neutralise la charge), Eddington cherche moins à brocarder quiconque qu’à laisser le logiciel d’hyperréalité tourner à vide. La chienlit se donne d’elle-même : pas besoin de refaire South Park en live action, le réel algorithmé s’en charge. Ne reste qu’à enchainer les péripéties à la façon d’un feed Twitter devenu fou – le film donne l’impression d’être encapsulé dans un smartphone à l’écran fissuré. On est plus proche du Richard Kelly debordien (Souhthland Tales) que de Lanthimos et Ostlund, roitelets surplombant une mêlée de fantoches marxistes et réacs renvoyés dos à dos. Aster, lui, n’amalgame pas les camps mais montre des luttes qui, filtrées par TikTok, s’ajustent à la dynamique du pouvoir. Elles se muent en combats de catch, et s’éloignent avec la démocratie dans une représentation holographique.
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Ce qui sépare Aster de ces ricaneurs, c’est sa très réelle sidération, son angoisse pure et contagieuse face au chaos. Mais aussi le soin pris de scruter vraiment le moteur d’une radicalisation conservatrice, en allant voir ce qui germe sous le Stetson de Phoenix. La figure frappe par sa blancheur. Son teint blafard raconte la fadeur de sa personnalité, gentille page blanche où le pire a la place de s’inscrire. Sa panoplie claire renvoie au white hat (le gentil archétypal des westerns) et pourquoi pas aux white supremacists. Cette aura laiteuse partagée avec sa femme (Emma Stone, toute délavée) est-elle le signe outré d’un lent repli identitaire vers le blanc du KKK ? En tout cas, l’effondrement procède ici d’une guerre entre Blancs. Les minorités trinquent, de l’agent amérindien Butterfly (sacrifié par les manigances de Cross) au flic stagiaire utilisé comme caution afro-américaine puis oublié dans le désert en position de tir couché, assigné ad vitam à cette posture défensive face à la société.
Mais le blanc, chez Cross, c’est aussi le vide de son inspiration. Il entend imposer des valeurs mais souffre d’impotence conceptuelle. À la flopée de slogans dont il couvre son pick-up – il peine à en choisir un seul – s’oppose la surface dégagée du tableau blanc installé dans son QG, où s’esquissent au feutre des mots vains. L’un, entouré, trahira un de ses crimes : « IDÉE », trace de l’unique pensée agitant cette tête creuse qu’Eddington s’efforce d’ouvrir, d’inciser littéralement (sans trop en dire) afin d’identifier les ressorts du fascisme ayant poussé sur ce néant – démarche politique s’il en est.
Eddington d’Ari Aster (2025).
Y trouve-t-on quelque chose ? Oui. Faute de mieux, cet esprit s’emplit de la grande geste américaine. Démocratie idéalisée, 2e Amendement divinisé, vieux fantasme qui bouge encore –surtout en temps de crise : devenir le pistolero qui redresse la nation.
Sur les brisées d’antihéros nixoniens des seventies (hantés par cet imaginaire de petit garçon qui déjà faisait retour), Cross réactive ce récit sur un mode paranoïaque ; mais sa paranoïa à lui produit des images formées dans une curieuse bouffonnerie épique. Pris en chasse par une milice antifa, il se réfugie dans une armurerie. Il en sort la fleur au fusil (mitrailleur) et court vers des ennemis drapés dans la nuit noire, tant espérés par son inconscient qu’il les projette peut-être – hologrammes, toujours – afin d’embrasser ce storytelling.
Culte des pétoires ou d’une démocratie ancestrale, même combat : ces vieilles lunes lobotomisent l’Amérique, à l’image de Cross paralysé devant une rediffusion de Vers sa destinée de John Ford. On peut entendre le rire d’Aster couvrir ces scènes. L’estimer déplacé, facile, dénué d’amour, serait de ne pas entendre qu’il s’agit d’un rire blanc, mais pas au sens identitaire. C’est un rire blanc comme la peur, un rire effaré d’auteur dont l’empathie même lui fait extrapoler l’horreur s’abattant sur Eddington, un rire singulier qui lui sert à défendre son être, à l’éloigner de l’image que lui inspire son pays : un bouffon trépané qui agonise dans un puits d’ombre.
Yal Sadat
EDDINGTON
États-Unis, 2025
Réalisation, scénario Ari Aster
Image Darius Khondji
Son Paul Hsu, Phillip Bladh
Montage Lucian Johnston
Musique Daniel Pemberton, Bobby Krlic
Décors Matthew Gatlin, Elliott Hostetter
Costumes Anna Terrazas
Interprétation Joaquin Phoenix, Pedro Pascal, Luke Grimes, Deirdre O’Connell, Micheal Ward, Austin Butler, Emma Stone
Production A24, Square Peg, 828 Productions
Distribution Metropolitan Filmexport
Durée 2h27
Sortie 16 juillet
par Yal Sadat