
Penser avec Deleuze : Sur le motif
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Publié le 26 novembre 2025 par
La première qualité des deux volumes de Gilles Deleuze consacrés au cinéma est qu’ils ne sont pas des livres de philosophie. Du moins, ils ne tirent pas du cinéma des arguments philosophiques, pas plus qu’ils n’appliquent des concepts philosophiques au cinéma. Ce qui intéresse Deleuze, c’est la manière dont les films pensent et comment les cinéastes ont des idées proprement cinématographiques.
C’est pourquoi il est un lecteur de critiques plus que de textes qui théorisent cet art à partir d’autres disciplines, comme le prouve la grande majorité des références et des citations de ces ouvrages. En s’intéressant d’abord aux idées dont seuls sont capables les cinéastes et à la manière dont elles circulent dans toute une œuvre, il pratique sans retenue la politique des auteurs. L’Image-mouvement et L’Image-temps offrent ainsi un grand nombre d’études de cinéastes qui sont tout simplement de magnifiques pages de pensée critique. Du « peuple de la mer » de Grémillon au « trop-tard » chez Visconti, en passant par le « subjectivisme complice » de Rivette ou le « cinéma du cerveau » de Kubrick et Resnais, on pourrait multiplier les exemples qui prouvent combien Deleuze était un grand critique. Arrêtons-nous sur quatre autres cinéastes.
Akira Kurosawa
Ce qui impressionne Deleuze chez Kurosawa, c’est d’avoir su donner une forme cinématographique à une idée déjà présente en littérature et au théâtre, chez deux auteurs qu’il a adaptés : Dostoïevski et Shakespeare. Il constate que les films du Japonais sont souvent divisés en deux temps, celui de l’exposition et celui de l’action, et que le premier est toujours suspendu à une question qui ne concerne pas les raisons d’agir, qui les retarde même. « S’il y a une affinité de Kurosawa avec Dostoïevski, elle porte sur un point précis : chez Dostoïevski, l’urgence d’une situation, si grande soit-elle, est délibérément négligée par le héros, qui veut d’abord chercher quelle est la question plus pressante encore. »
Chez Kurosawa, il y a en effet comme un écart entre les questions profondes ou élevées qui obsèdent les personnages et la situation dans laquelle ils se trouvent, ce qui explique leurs actions toujours un peu extrêmes, folles ou précipitées, qui ne répondent pas à un classique rapport de cause à effet. « D’où l’onirisme de Kurosawa, tel que les visions hallucinatoires ne sont pas simplement des images subjectives, mais plutôt des figures de la pensée qui découvre les données d’une question transcendante en tant qu’elles appartiennent au monde, au plus profond du monde. »
Vincente Minnelli
Pour Deleuze, la grande idée de Minnelli, c’est « la pluralité des mondes » : « La danse n’est plus seulement mouvement du monde, mais passage d’un monde à un autre, entrée dans un autre monde, effraction et exploration. » Ces mondes clos, où la comédie musicale et le mélodrame s’approchent du « mystère de la mémoire, du rêve et du temps, comme d’un point d’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire », sont souvent le rêve d’un autre dans lequel les personnages risquent d’être pris, absorbés.
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« Étrange et fascinante conception du rêve, où le rêve est d’autant plus impliqué qu’il renvoie toujours au rêve d’un autre, ou bien, comme dans le chef-d’œuvre Madame Bovary, constitue lui-même pour son sujet réel une puissance dévorante, impitoyable. » Notons que ce rapport de Minnelli au rêve n’est pas une trouvaille de Deleuze mais de Jean Douchet, qu’il prend à son compte pour la développer, l’explorer, l’emmener ailleurs. Notons aussi l’emploi du mot « chef-d’œuvre », pas du tout nécessaire à la démonstration : Deleuze aime ainsi ajouter des épithètes pour faire passer son goût, ses préférences.

Joseph Losey
L’importance que Deleuze accorde à Losey est surprenante tant ce cinéaste est rarement considéré en tant qu’auteur mais plutôt film par film, et souvent avec dédain. Par ailleurs, on différencie souvent sa première période américaine de la seconde européenne, mais Deleuze prend tout, y compris des films plus impersonnels (Modesty Blaise) ou ratés (La Truite). Selon lui, l’idée qui traverse toute l’œuvre de Losey, qu’il classe dans la catégorie des naturalistes, des cinéastes de la pulsion, est sa conception très particulière de la violence.
Au contraire d’une « violence d’action, réaliste », Losey invente une violence « non seulement intérieure ou innée, mais statique, dont on ne trouve d’équivalent que chez Bacon en peinture, lorsqu’il évoque une “émanation” qui se dégage d’un personnage immobile, ou chez Jean Genet en littérature, quand il décrit l’extraordinaire violence qui peut habiter une main immobile au repos ». Puis « en second lieu, cette violence originaire, cette violence de la pulsion, va pénétrer de part en part un milieu donné, un milieu dérivé, qu’elle épuise littéralement suivant un long processus de dégradation ». Que l’on pense à Temps sans pitié ou Le Messager, à The Servant, The Accident ou Boom, ça marche tout à fait.
Werner Herzog
Les pages que consacre Deleuze à celui qu’il qualifie de « plus métaphysicien des auteurs de cinéma » sont parmi les plus belles de L’Image-mouvement. Il voit en lui un cinéaste du Petit et du Grand, selon « deux thèmes obsédants, qui sont comme des motifs visuels et musicaux ». D’un côté, les films où « un homme de démesure hante un milieu lui-même démesuré, et conçoit une action aussi grande que le milieu ». Ce sont les films d’illuminés, de « conquérants de l’inutile », tel Aguirre, la colère de Dieu, Coeur de verre ou Fitzcarraldo. Dans l’autre versant, « c’est le Petit qui devient l’Idée ». Les personnages sont alors des « êtres inutilisables », « des débiles, des idiots ». Les paysages ne sont plus grandioses mais « s’amenuisent, s’aplatissent, deviennent tristes et mornes, tendent même à disparaître ». Et « les êtres qui les hantent ne disposent plus de Visions, mais semblent réduits à un tact élémentaire ».
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C’est bien sûr Les nains aussi ont commencé petits, mais aussi L’Énigme de Kaspar Hauser, La Ballade de Bruno, Woyzeck, et la vision « à l’envers » qu’il propose de Nosferatu, « foetus réduit à un son corps débile, et à ce qu’il touche et suce ». Il lie tout cela au rôle de la marche chez Herzog, le marcheur étant, selon une définition du cinéaste, « sans défense ». C’est par exemple la longue marche de Jonathan Harker vers le château de Dracula dans Nosferatu, fantôme de la nuit, où l’on ressent combien tout est de plus en plus menaçant dans ce paysage, comme si le personnage, souvent filmé de dos, était observé de partout dans son trajet solitaire au milieu des montagnes, comme suivi par une entité invisible : on est alors à la fois le regardé et la chose qui regarde. J’étais persuadé que cet exemple se trouvait chez Deleuze ; il n’y est pas, mais je sais que c’est grâce à lui que j’ai pu revoir cette scène ainsi.
Marcos Uzal
Anciens Numéros



