Actualités, CritiqueThe Phoenician Scheme de Wes Anderson
THE MAGNIFICENT ANDERSON
Il y a évidemment quelque familiarité à parcourir les allées du dernier long métrage de Wes Anderson. Celle qui consiste à arpenter les travées ratissées à la perfection d’un jardin à la française où semble prévaloir, en des tons pastel, la science du quadrillage, de la planification, de la segmentation et de l’ordonnancement. Au point que, pour reprendre le titre d’un fameux compte Instagram et du livre d’images qu’il a engendré (Accidentally Wes Anderson), la vie supposée vraie ne coïnciderait qu’accidentellement avec l’univers surcadré par les lignes claires du Texan francophile. Au point aussi que quelques fâchés – probablement natifs d’Ennui-sur- Blasé – instruisent un procès en muséification, répétition et désincarnation à l’encontre du cinéaste. Défauts qu’illustreraient, outre l’appétence du maître pour l’animation, les maquettes en coupe et les cabinets de curiosités, ou encore le recours foisonnant à une distribution pléthorique et caméophile. The Phoenician Scheme, sa cohorte de vedettes internationales, son chapitrage ostentatoire et ses plans-signatures (frontaux ou zénithaux, fixes ou balayés en travelling latéral) ne se contentent pourtant pas de remplir avec zèle le cahier des charges du cinéaste. Là où les opus précédents avaient fait le choix de la diffraction chorale, favorisant le modèle de l’emboîtement (Asteroid City), de la juxtaposition (The French Dispatch), voire de l’émiettement sériel (les quatre courts adaptés de Roald Dahl pour Netflix), le nouveau long opte pour un retour à la linéarité. Si la famille dans son ensemble est à nouveau questionnée, c’est bien un unique protagoniste, en la personne du milliardaire Zsa-zsa Korda qu’interprète Benicio del Toro dans toute sa massivité matoise, dont nous suivons la progression à mesure qu’il tente de mener à bien le montage de l’opération politico-industrielle de sa vie. Et l’enjeu, sous ses dehors fantaisistes empruntés aux décors des jeux de plateau (on songe à Risk, évoqué par le réalisateur dans notre précédent numéro, mais aussi au fameux Richesses du monde, parangon du capitalisme ludique et décomplexé) est d’importance. Car derrière le projet phénicien et financier, sa cartographie fantasmée, son décorum moyen-oriental de bédé vintage (nous sommes en 1950) et les stratégies d’alliance qu’il implique, se devine une profonde aspiration à l’unité. Celle qui, d’abord symbolisée par le tapis sur lequel reposent les boîtes à chaussures qu’il faut ouvrir l’une après l’autre, culminera en fin de film par l’exhibition d’une maquette synthétisant les différents épisodes d’un jeu de l’oie qui ne vise ni plus ni moins que la réappropriation progressive successive des montages financiers qui conditionnent leur existence. Si la métaphore des affres de la création cinématographique s’observe en filigrane (le tournage d’un film ne serait au fond qu’un autre jeu… de plateau), cette quête se double d’une dimension plus intime qui renvoie directement à la réflexion sur la mort et l’héritage.
Éternel assassiné, rescapé de multiples tentatives de meurtre ourdies par des confrères aussi peu scrupuleux que lui qui cherchent obstinément à l’éliminer, Zsa-zsa n’est pour l’heure que le visiteur occasionnel d’un au-delà en noir et blanc. Mais ses résurrections récurrentes et improbables, dans un contexte de plus en plus violent et morbide (Anderson nous sert en incipit la séquence probablement la plus gore de son cinéma, ce qui révèle chez lui une porosité inattendue à l’actualité), trompent désormais l’oeil davantage que la mort elle-même. Le ciel peut encore attendre, mais plus pour très longtemps. La vie n’est peut-être plus si belle. Et les questions de vie ou de mort se résument désormais à une affaire de transmission. De là naît la confrontation parent-enfant qui constitue – en se surimposant aux ressorts ludiques de l’intrigue – la vraie dynamique du scénario. Car il s’agit d’abord pour Korda de faire de sa fille naturelle, unique et jusqu’ici négligée, l’apprentie-nonne Liesl (Mia Threapleton), sa légataire universelle en jaugeant sa capacité à assumer son patrimoine, qu’il soit génétique ou boursier. La « période d’essai » qu’il lui propose fait de la participation au projet phénicien, à la fois opus magnum et vitrine de ses activités semi-malhonnêtes, un test à grandeur réelle. L’intérêt que suscite la proposition repose pourtant sur sa parfaite réversibilité : ce temps de probation, qui court sur toute la durée du film, vaut tout autant pour lui, d’autant que la religieuse en rodage, a priori peu encline à céder aux sirènes des milieux d’affaires, a d’abord tout lieu de suspecter son père d’avoir assassiné sa mère et qu’il lui faudra ouvrir toutes les boîtes pour trancher définitivement la question. Entretemps, la personnalité du magnat capitaliste a été éclairée – et a pu évoluer – d’un chapitre à l’autre, grâce aux rencontres plus ou moins amicales qui jalonnent sa quête d’un actionnariat majoritaire.
Si l’on se souvient que La Famille Tenenbaum, il y a plus de vingt ans, questionnait déjà la figure du patriarche Royal, interprété par Gene Hackman, et citait La Splendeur des Amberson, on reconnaît aisément, dans The Phoenician Scheme, qui a recours après la première fausse mort du tycoon à une nécro journalistique en voix off, le principe narratif de base de Citizen Kane. Zsa-zsa Korda est jusque dans son hybridation onomastique une créature wellesienne : Zsa Zsa Gabor, starlette aux conquêtes multiples dont l’autobiographie s’intitulait Une vie ne suffit pas, fut actrice dans La Soif du mal. Alexander Korda a été quant à lui le producteur et scénariste du Troisième Homme, dont le prequel fut une série radio à l’origine de l’autre mogul movie de Welles, Dossier secret…, film de 1955 où le magnat Gregory Arkadin, interprété par le Big O himself, prenait les traits du milliardaire Gulbenkian (fils du collectionneur Calouste, lui-même surnommé « Monsieur 5% »), excentrique dont le prénom arménien – Nubar – et la pilosité soignée appartiennent désormais au personnage de frère félon qu’interprète ici Benedict Cumberbatch. Libre à chacun de conclure à la vanité de ce jeu de piste vertigineux et référencé, lui-même éminemment wellesien, qui se joue des frontières supposées entre fiction et vérité établie. Mais aussi, et surtout, de voir en cet hommage ludique au maître la preuve d’une audace baroque qui revendique plus que jamais sa flamboyante maturité.
Thierry Méranger
par Thierry Meranger