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Silence, ça rackette : enquête sur un tabou des tournages français

Goutte d’or de Clément Cogitore (2022).

Silence, ça rackette : enquête sur un tabou des tournages français

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Publié le 8 novembre 2025 par Raphaël Clairefond

Si la presse s’est fait écho de certains cas spectaculaires, les problèmes sécuritaires des tournages dans certains quartiers parisiens et en banlieue proche grandissent, formant un énorme tabou du cinéma français.

Entre statu quo et omerta, le régisseur Vincent Robillard a choisi de briser le silence. C’était avant l’été, sur LinkedIn : « Depuis quelque temps, une nouvelle forme de menace pèse sur les équipes de tournage dans Paris : le racket organisé, désormais sectorisé par quartier. Ce n’est plus juste un désagrément ponctuel. C’est devenu une question de sécurité publique, pourtant laissée sans réponse adaptée de la part des autorités compétentes. »

Cela commence en général par un SMS ou un appel doucereux : « Je te dis ça, c’est pour toi ! C’est pas moi qui vais t’envoyer des gars, je te préviens juste que ça se passe comme ça. » Le régisseur ou le directeur de production qui s’apprête à tourner dans certains quartiers est prévenu : s’il refuse de s’arranger avec les bonnes personnes, cela peut se terminer par des pneus crevés, un camion incendié ou même une attaque physique comme ce fut le cas sur le tournage à l’été 2021 de la série Irma Vep à Malakoff.

Pour les techniciens en première ligne, il en résulte un sentiment d’insécurité grandissant. « On se dit : est-ce qu’à un moment, les mecs vont venir sur mon plateau ? », s’inquiète Thomas Maggiar, directeur de production. « Je suis souvent dans les derniers partis et dans les premiers arrivés avec la régie, je n’ai pas envie de me sentir menacé sur mon lieu de travail… »

Pendant des années, le phénomène semblait circonscrit à quelques rues du 18e arrondissement parisien. C’est ce que l’on appelait « la taxe Goutte d’Or ». Un enjeu auquel était bien préparé le réalisateur Clément Cogitore pour son dernier film, Goutte d’Or, avec Karim Leklou. Rapidement, il trouve à qui s’adresser et embauche des sociétés de sécurité « locales » qui facturent leurs prestations.

Christophe Lalo, responsable communication à la mairie des Lilas, confirme cette « professionnalisation » de la méthode : « Quand une production tourne dans un quartier “difficile”, ils passent par des boîtes qui ont été faites pour ça, qui disent qu’ils connaissent tous les jeunes du quartier et qu’ils sont là pour éviter tout problème. »

Cogitore, lui, juge normal qu’une partie de l’argent d’un film soit réinjectée dans l’économie locale… à condition qu’il profite à tout le monde. « Le problème, pose-t-il, c’est qu’il y a beaucoup de bandes rivales. Le système fonctionne quand il est pyramidal avec une personne en haut qui arrive à pacifier tout le monde. Nous, on avait identifié cette personne et ça s’est plutôt bien passé. J’avais sur le plateau des jeunes gars à l’écoute, qui étaient assez bien formés à la gestion de conflits. Les régisseurs ont eu des moments difficiles, mais autour de la caméra, ça allait. »

Hélas, la situation dégénère la dernière nuit du tournage : « L’ambiance était tendue, des gars se sont rapprochés de manière agressive et je ne comprenais pas pourquoi le boss n’était pas là. On me dit qu’il a des problèmes familiaux, mais au bout d’un moment j’ai compris qu’il était tombé après une descente de flics. Des insultes et des bouteilles de verre ont volé et on a dû partir plus tôt. L’équilibre précaire était fini. »

Priorité au calendrier

« Au départ, ça concernait les coins de Paris où il y avait du trafic que l’on gênait, précise Stéphan Guillemet, cofondateur de l’Association française des régisseuses et des régisseurs. Les “BO” [bureaux des opérations au sein de chaque commissariat parisien, ndlr] nous disaient : “Si vous y allez, vous y allez en connaissance de cause et il faudra négocier avec les gens sur place.” » Dès lors, les tournages passant outre l’avertissement en subissent les conséquences.

Julien*, repéreur expérimenté, se souvient : « Il y a quelques années, ce mec de la Goutte d’Or, qui n’est plus là, t’empêchait de tourner en extérieur en envoyant des gamins gueuler. Donc même un vigile de deux mètres ne va pas “tartiner” un môme de 8 ou 10 ans… »

Ces dernières années, la pratique semble s’être étendue à tout le Nord-Est parisien intra-muros et une partie de sa banlieue proche : Bobigny, Bagnolet, Aubervilliers, Montreuil… Mais le phénomène reste difficile à quantifier pour une raison simple : sauf exceptions, personne ne veut déposer plainte.

Comme en atteste Pierre-Marc Dominique, régisseur, « une journée de tournage coûte plus cher que le montant de la rançon. Le directeur de production fait son arbitrage… Une fois, j’avais été menacé, mais je n’ai jamais trouvé le temps de porter plainte avec les journées à rallonge. »

Image tirée du documentaire La Ventouse de Charles Henry (2019).

Image tirée du documentaire

L’école (de cinéma) de la rue

Un même déroulé-type revient souvent : une mairie délivre son autorisation pour un tournage en extérieur. La veille, les camions-régie viennent se garer, des plots sont posés. Ce travail est assuré par des sociétés de ventousage, souvent complétées par une équipe de sécurité. C’est là que le téléphone sonne… Il arrive que le producteur achète la paix sociale en liquide à un interlocuteur A (au risque de voir apparaître plus tard un interlocuteur B) ou en faisant un chèque à une association locale et/ou en s’engageant à embaucher des jeunes du coin.

Un arrangement parfois encouragé par certaines municipalités mais qui constitue selon Thomas Maggiar une fausse bonne solution : « Ça pourrait être une initiation au monde du cinéma, mais là, il s’agit d’une surenchère sécuritaire, on embauche des jeunes pour nous protéger de ce danger qu’ils incarnent dans l’imaginaire collectif, on les enferme dans le banditisme. »

Lire aussi : “La Croisette, ça use”, par Vincent Poli

Pour les ventouseurs historiques, tels que Véronique*, le métier est de plus en plus précaire : « J’ai commencé les ventouses à mon compte en 2010, et ça a vraiment empiré. De plus en plus de sociétés se montent avec des prix très bas. »

Son collègue Amir* se montre tout aussi fataliste, tout en refusant de céder aux intimidations : « Nous, on est au plus bas de l’échelle, mais on ne joue pas à ce jeu-là. Je ne m’arrange pas avec les gens qui nous sollicitent de cette manière. Les “raquettes”, c’est pour le tennis ! » Il fustige aussi certains régisseurs qui tireraient fierté de tourner à tout prix dans des quartiers dangereux : « Ça les fascine de parler avec des gars de banlieue, ils ont l’impression de faire un truc excitant, mais ce sont des pompiers-pyromanes : ils créent un problème qu’ils éteignent… C’est ridicule. »

Une no-go zone pour le cinéma ?

Alors, quelles réponses apporter ? Impossible pour les forces de l’ordre de sécuriser tous les tournages. D’autant que leur présence risque d’accroître les tensions sur place. Quelques techniciens préfèrent se résoudre à éviter certains quartiers, au risque de perdre en réalisme. D’après Julien, repéreur, la ville de Bagnolet, particulièrement touchée, aurait même cessé de délivrer des autorisations.

Thomas Maggiar expose son dernier cas pratique : « Je prépare un film sur une cité de Nanterre. On réfléchit pour définir des zones de tournage qui nous permettront de raconter l’histoire, mais sans cette ambiance horrible. J’ai des débats artistiques avec le réalisateur, qui n’est pas content. Mais je lui réponds : “Tu veux que je mette 10 000 euros là-dessus ou que je les investisse dans la part artistique et faire du cinéma ?” »

Concernant Nanterre, la cité Pablo-Picasso a été le théâtre d’une des affaires les plus spectaculaires. En 2022, le tournage de la série Lupin essuyait un braquage en pleine journée par une vingtaine de personnes armées de mortiers. Résultat : plus de 300 000 euros de matériel dérobé, d’après Le Parisien.

Les pouvoirs publics connaissent le phénomène, sans pour autant proposer de solutions à ce problème aussi diffus qu’insoluble. Contactées, la Mission Cinéma de la Ville de Paris et la Commission du film d’Île-de-France affirment ne pas avoir le droit ou ne pas être en mesure de nous répondre à ce sujet.

Raphaël Clairefond
* Les prénoms ont été changés à la demande des personnes interrogées.

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