
Steven Soderbergh de Christophe Chabert et Frédéric Mercier
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Publié le 26 novembre 2025 par
Palmé à Cannes à 26 ans avec sa première fiction, Sexe, mensonges et vidéo (1989), dont Wim Wenders affirmait alors qu’elle « [donnait] confiance dans l’avenir du cinéma », Steven Soderbergh a‑t‑il déjà réalisé un grand film ? Pas sûr, mais à lire l’ouvrage que lui consacrent Christophe Chabert et Frédéric Mercier (critiques à la revue Positif), on se convainc d’une corrélation paradoxale entre un tel jugement et le caractère globalement stimulant de son œuvre prolifique (trente-six longs métrages à ce jour).
Porté par son stakhanovisme et son goût de la nouveauté, le cinéaste a navigué entre divers registres sans se conformer aux attentes d’Hollywood, mais sans les dédaigner non plus, d’où l’aspect inclassable de sa filmographie, affranchie d’un quelconque idéal de pureté, avec ses œuvres à la fois « trop commerciales et trop expérimentales ». Les auteurs s’attachent à décrire une imperfection « intrinsèque à son cinéma puisque chaque film doit inventer conjointement sa forme, sa structure, sa technologie et son économie ». Visionnaire dans l’évocation de réalités futures – la pandémie de Contagion (2011) en est le plus flagrant exemple –, Soderbergh a surtout été précurseur dans l’abandon d’une conception canonique du cinéma, embrassant précocement le numérique (plus spécifiquement les caméras RED), puis la diffusion sur plateformes, ou encore la forme de la série (avec K Street, puis The Knick).
L’approche chronologique de Chabert et Mercier rend justice à l’aspect déterminant qu’ont joué les évolutions technologiques dans la filmographie de l’Américain, au point que les deux volumes s’intitulent Les Années analogiques et Les Années numériques. En leur sein, les auteurs distinguent des périodes, suivant une phrase du cinéaste affirmant travailler en plans quinquennaux, ce qui n’empêche pas des oscillations stylistiques et industrielles à l’intérieur de ces mêmes périodes, entre tentatives âpres et productions à gros potentiel – typiquement dans les années 2000, où il enchaîne par exemple un film à 110 millions qui en rapporte 363 (Ocean’s Twelve), et un autre à 1,6 million qui ne sera pas rentabilisé (Bubble, tourné en dix-huit jours avec des comédiens amateurs).
Marqué dès ses débuts par des échecs commerciaux (Kafka, King of the Hill…), Soderbergh n’a cessé de chercher des modèles économiques alternatifs, et favorise des tournages brefs, qui l’ont probablement aidé à attirer des acteurs de première catégorie sur ses projets les moins bien financés – comme La Grande Traversée (2020), dans lequel Meryl Streep a tourné quasi gratuitement, mais seulement deux semaines.

Nonobstant cette capacité très inégale de ses films à trouver leur public, Chabert et Mercier affirment que Soderbergh est un auteur au sens le plus cahiériste du terme – aucunement au sens du « cinéma d’auteur ». S’il a rarement écrit les scénarios de ses réalisations, il a rapidement choisi d’en signer la photographie (sous le pseudonyme Peter Andrews), puis le montage (sous celui de Mary Ann Bernard), souvent aussi la production, s’assurant que l’expression de sa vision rencontre un minimum d’obstacles.
Les auteurs pointent l’une de ses marques de fabrique : l’implantation dans ses récits d’« images virales ». Entériné dans Traffic (2000), le principe émerge dans À fleur de peau (1995) : « Chaque strate de l’histoire y possédait sa propre matière et son propre chromatisme, mais la narration non linéaire […] permettait de les faire s’interpénétrer et de désigner derrière l’intrigue du film noir son véritable enjeu, l’impossibilité d’échapper à une vision capitaliste et matérialiste du monde. »
Si cette viralité n’est pas aussi flagrante dans tous les films, l’idée rend compte de l’approche dialectique du cinéaste, qui fait coexister différents régimes visuels pour mieux placer l’ensemble de la représentation sous le sceau de la suspicion et favoriser un rapport critique au récit. Convoquant l’abstraction par la factualité, Soderbergh tient l’émotion à distance, d’où le sentiment de vanité qu’inspirent parfois ses films.
On peut toutefois lire dans ses plus grands succès une forme de double jeu. Soderbergh sait offrir au public des divertissements efficaces, notamment dans la période « cutty and funky » – selon ses propres termes à propos de Hors d’atteinte (1998) –, où domine une énergie basée sur la caméra portée et une démultiplication des plans au montage ; les auteurs montrent toutefois que, employant des acteurs populaires comme des chevaux de Troie, Soderbergh ne cesse de creuser sous la surface de ses récits ses thématiques de prédilection : la circulation de l’argent et la corruption des êtres par le système économique qui les façonne, qu’ils viennent à leur tour maintenir en place.
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La perspective auteuriste éclaire avantageusement des films apparemment anecdotiques, qui prennent une autre profondeur à la lumière de l’ensemble. La série des Ocean’s ou Magic Mike (2012) se muent en commentaires réflexifs sur l’industrie du divertissement et, selon les auteurs, « s’il y a bien une hantise dans Presence [2024], c’est d’abord celle des dettes et du déclassement ».
Plutôt pessimiste, Soderbergh serait un cinéaste misanthrope si son approche était morale, mais elle s’avère avant tout cérébrale. Son travail repose peu sur un rapport d’identification à ses personnages, souvent impénétrables, voire antipathiques. Chabert et Mercier décèlent toutefois un adoucissement depuis The Knick (2014‑2015), « pont entre deux périodes […], celle des anti-héros perdus dans leur solipsisme, en quête de pensée émotionnelle, et celle des voyants » : le chirurgien Thackery « regarde par-delà la surface du monde pour en visualiser l’organisation cachée ». Avec ses personnages d’espions froids et petits-bourgeois, savants mais étriqués, The Insider (2025) montre bien que l’un n’empêche pas l’autre – et que l’œuvre de Soderbergh n’est pas près de suivre une évolution prévisible.
Olivia Cooper-Hadjian
Volumes 1 et 2. Marest Éditeur, 2025.
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