
Valeur sentimentale de Joachim Trier : Once more with feeling
ActualitésCritique
Publié le 20 août 2025 par
Avec Valeur sentimentale, Joachim Trier confronte un père cinéaste absent à ses filles, mais son drame familial semble se diluer dans les larmes et le psychologisme.
Un costume de scène que l’on craque pour respirer avant de le scotcher de partout : en coulisses, la méthode de l’actrice de théâtre en panique Nora (Renate Reinsve, primée à Cannes en 2021 pour Julie en 12 chapitres) s’offre en métonymie d’une famille déchirée par le départ d’un père puis soudain réunie de force. Gustav (Stellan Skarsgård), qui a quitté le foyer quand ses filles étaient petites, est doublement sur le retour : s’il refait surface pour l’enterrement de son ex-épouse, ce cinéaste de métier longtemps éloigné des plateaux vient aussi proposer à son aînée Nora un rôle dans son projet de film autobiographique. Le scotch paraît trop épais pour que la jeune femme, marquée par l’abandon paternel et vouée à des relations amoureuses chaotiques, n’accepte ce grossier rafistolage. Peut-on, doit-on recoller les morceaux ? Joachim Trier brosse un portrait d’abord cinglant du boomer, légalement propriétaire unique de la maison qu’il a désertée. De la demande qu’il fait à Agnes, la cadette (Inga Ibsdotter Lilleaas), de faire jouer son très jeune fils dans le film au douloureux miroir qu’il tend, par sa présence même, à une Nora qui ne souhaiterait pas lui ressembler, la gamme complète de la domination paternaliste débarque dans ses meubles. Alors qu’il fait systématiquement pleurer ses filles, Gustav ne sanglote lui-même que devant une scène qu’il fait jouer – Valeur sentimentale, ou la faille entre l’homme et l’œuvre en douze chapitres.
À l’opposé de Dogma95 qui, il y a trente ans pile, déboulonnait les pères avec moult secousses (les enfants de Festen prenaient moins de pincettes), Trier démine les conflits à coup de blague (un tabouret Ikéa en lien avec une pendaison) et aplanit toute éruption en dépression. La « valeur sentimentale » que les sœurs accordent à leur maison d’enfance se révèle mot d’ordre d’un cinéma convaincu que le psychologisme déclenche à lui seul l’émotion. Un personnage d’actrice américaine que le père contacte quand il voit sa demande à Nora rejetée vient apporter un temps un point de vue oblique sur ce Kammerspiel norvégien ; l’arrivée d’Elle Fanning dans le rôle de Rachel Kemp offre une respiration, une technique de jeu tout autre que l’héritage théâtral nordique strict et susurrant qui enserre les autres comédiens. Mais le scénario confisque l’Américaine comme on remettrait un bijou dans sa besace. Ouverte sur un plan frontal à la Wes Anderson de la maison, la mise en scène s’abstrait aussi étrangement de son décor central. Non que l’action s’en éloigne, mais la topographie devient diffuse de n’être pas arpentée, la profusion de larmes et de dialogues anéantissant jusqu’à la notion d’espace.
Négligeant les ponts possibles avec les pièces que joue Nora ou les recherches archivistiques de sa sœur, Trier mise tout sur l’humeur (les ballades en anglais qui ouvrent et ferment le film) et la fouille complète des visages défaits. En faisant ainsi mine de tout miser sur les acteurs, il organise tranquillement le sauvetage de « l’auteur » à l’ancienne. Car Gustav, le septuagénaire ringardisé par ses pairs, partage avec Trier la recherche d’une transcendance dans les insistants face-à- face en champ-contrechamp. La séquence qu’il finit par tourner trahit l’inefficience de ce volontarisme lacrymal. La scène a la même texture que le reste de l’étoffe fictive : sentimentale mais dérythmée, offerte au seul salut de la sincérité des intentions.
Charlotte Garson
VALEUR SENTIMENTALE (AFFEKSJONSVERDI)
Norvège, 2025
Réalisation Joachim Trier
Scénario Joachim Trier, Eskil Vogt
Image Kasper Tuxen Andersen
Son Gisle Tveito
Montage Olivier Bugge Coutté
Musique Hania Rani
Décors Jørgen Stangebye Larsen
Costumes Ellen Dæhli Ystehede
Interprétation Renate Reinsve, Inga Ibsdotter Lilleaas, Stellan Skarsgård, Elle Fanning, Anders Danielsen Lie, Jesper Christensen, Lena Endre
Production Mer Film, Eye Eye Pictures, Lumen, MK Productions, Zentropa, Komplizen Film
Distribution Memento
Durée 2h14
Sortie 20 août
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