couverture Cahiers du cinéma 821

Histoire de l’oeillère

Editos

Publié le 10 juin 2025 par Marcos Uzal

Certains militants animalistes et antispécistes se sont insurgés non seulement contre la sortie de Tardes de soledad d’Albert Serra mais également contre son accueil très favorable dans la presse, en particulier dans les Cahiers (no 818). Ces réactions sont suffisamment emblématiques d’un certain positionnement face à la critique, et au cinéma de manière générale, pour que l’on s’y attarde. Signalons d’abord que ceux qui ont réagi avec le plus de virulence, Camille Brunel dans une vidéo diffusée sur Facebook et YouTube ou Arnaud Hallet dans un long article publié sur Instagram, avouent ne pas avoir vu le film. Leur réaction est de principe : la corrida est barbare et celui qui la filme est complice de cette barbarie, l’existence même du film est donc condamnable, et sa défense une erreur éthique. Une telle position dit bien tout ce qui oppose une posture militante à l’exercice de la critique : le militant se campe dans la certitude d’une idéologie tandis que le critique s’ouvre au seul acte de regarder. S’en tenir au tremblement de ce que l’on voit, c’est certes moins rassurant que de se draper d’une opinion.

N’ayant pas vu Tardes de soledad, ces détracteurs se sont attaqués aux textes qui le concernent et, plus encore, aux propos de Serra. Une chose les a choqués : qu’il revendique que le film se situe ailleurs que dans le débat pour ou contre la corrida, et que nous prenions ce postulat à notre compte. Alors rappelons une évidence : cela ne veut pas dire que dans son film Serra se lave les mains de la question éthique dans une neutralité hypocrite, mais qu’il laisse cette question au spectateur, seul avec ses émotions et réactions plutôt que pris en charge par un message univoque. Prenons un autre exemple : Le Sang des bêtes est-il pour ou contre les abattoirs ? Georges Franju, son réalisateur, disait qu’il vomissait chaque soir en rentrant chez lui tant le tournage était éprouvant, mais il savait que la condition pour que le spectateur soit aussi sidéré qu’il l’avait été lui-même était de le laisser seul face à cette réalité dévoilée. Et il revendiquait de le faire en artiste, c’est-à-dire en y cherchant une forme de beauté terrible, comme Rembrandt peignant ses boeufs écorchés. Pourquoi ? Pas pour recouvrir l’horreur d’un joli maquillage mais, bien au contraire, pour la rendre à sa présence même, à nu, et nous y faire accéder par les sens. C’est à cette condition que Le Sang des bêtes nous bouleverse si intimement, au point d’avoir été à l’origine du végétarisme de beaucoup de spectateurs. De même, Tardes de soledad, qui a certainement provoqué plus de rejet de la corrida que de vocations, ne nous console avec aucun mot d’ordre.

Bien sûr, dans la différence entre notre position et celle de rejeter le film en bloc, se joue une question profonde. Nous la résumerons le plus cinématographiquement possible : est-ce la même chose que de voir la mise à mort d’un taureau et celle d’un homme ? Pour moi, non. Le dire ne justifie aucune cruauté envers les animaux, mais signifie simplement qu’un humain ne voit pas dans l’animal ce qu’il voit dans un autre humain. Et s’il est un art qui a fait de cette émotion son essence, c’est bien le cinéma – l’homme enfin rendu visible aux humains, comme l’écrivait Béla Baláz. Je laisse donc à leur indécence ceux qui, confondant toutes les souffrances et les morts, comparent la corrida aux sacrifices humains aztèques ou à des crimes de guerre pour qualifier Tardes de soledad de « snuff movie » jusqu’à écrire que « l’arène est une chambre à gaz à ciel ouvert » (Hallet).

Ce qui nous motive, et cela vaut pour tous les sujets, ce n’est pas de prendre le lecteur par la main en lui dictant ce qu’il doit penser (attitude militante), mais de prolonger l’acte de voir par soi-même que nous propose encore le cinéma en ces temps qui étouffent sous l’information. Dans Introduction à une véritable histoire du cinéma, qui vient d’être réédité dans une version intégrale (lire page 94), Godard dit : « Un socialisme, ça serait des gens qui arrivent à s’entendre à partir de ce qu’ils ont vu. » Parfaite définition de ce que tente d’être une revue de cinéma.

Marcos Uzal

Partager cet article

Anciens Numéros