
Je suis déjà mort trois fois de Maxence Vassilyevitch – Le jour dit
ActualitésHors salles
Publié le 19 décembre 2025 par
En ligne sur arte.tv jusqu’au 31 décembre, à l’occasion du Festival ArteKino, ce splendide portrait de l’acteur, cinéaste et scénariste Jacques Nolot, s’invite à ses côtés au long d’une journée pour quelques pérégrinations, graves et amusées, dans les marges de sa mémoire.
Une chambre plongée dans la pénombre. Au fond, sur un matelas jauni, mal couvert d’un drap rose, remue une masse indéfinissable. L’homme qui dort se réveille, roule et s’assoit au bord du lit, nu face caméra, ballonné, éructant d’une toux de fumeur. Sans un mot, il enfile un chandail, ouvre le vélux, laisse entrer les bruits de la rue, sort du champ. Même silence pensif dans les plans qui suivent, où on l’observe avaler quelques médicaments dans la lumière du matin, fumer une cigarette et se lancer dans une complexe préparation de café – curieux transvasements répétés de liquides entre cuisine et salle de bain –, avant de se recoucher un peu, et qu’enfin installé, sa voix (en off) se fasse entendre.
Après avoir mentionné son retour à la maison après une hospitalisation, l’homme, un rien moqueur, raconte l’histoire de cet appartement « offert en 1972 » par un micheton qui était pour lui « un papa, une maman, une banque », dérive vers l’évocation d’un cambriolage, puis l’accueil de tapins-taulards levés dans la rue, regardant les objets, évaluant leur prix, menaçant de s’installer… Des intrus – comme nous et comme le cinéaste avec sa petite équipe, qui restent silencieux et hors-champ. Des fantômes, des oreilles de psy ou de tendres voyeurs devant une vraie-fausse solitude, rejouée et déjouée à l’écran un conteur qui feint s’offrir en pâture au portrait. Qui donne à voir et à entendre ses états du corps et de l’esprit, des histoires à coucher dehors, détaillant avec précision et une délectation subtile une vie marginale de tapin puis d’écriture, d’homosexuel obsédé – par le sexe, le danger, la vieillesse et l’approche redoutée de la mort.
Cette exposition rusée, à la fois impudique et réservée, Jacques Nolot l’a beaucoup pratiquée, lui qui offrit à Téchiné deux scénarios autobiographiques (La Matiouette ou l’Arrière-pays, 1983 ; J’embrasse pas, 1991) et tourna une magnifique trilogie autofictionnelle (L’Arrière-pays, 1997 ; La Chatte à deux têtes, 2001 ; Avant que j’oublie, 2007) dont le dernier opus se déroule dans son propre appartement. Quinze ans plus tard, Maxence Vassilyevitch ne se contente pas de l’y rechercher mais regagne délicatement les pénates des plans d’Avant que j’oublie (leur frontalité large et posée), approchant Nolot comme s’il lui tendait un double miroir : celui de son cinéma (fiction), celui du temps réel (documentaire).
Le lit, théâtre d’insomnies et de parties de sexe piteuses, sert maintenant au repos. Le bureau, autrefois lieu des crises d’inspiration, permet de les évoquer tout en s’acharnant, non sans comique, à manipuler un ordinateur récalcitrant. Les cigarettes plantées en nombre dans l’encrier ont été remplacées par leurs substituts nicotiniques en plastiques, sans succès. Une belle encre de Michaux, autrefois vendue aux enchères, se retrouve sur le mur. Reste la consommation de café et de cachets (séropositivité dans le film de 2007, ici cancers et rémissions racontés face à un miroir) : mais la vraie maladie qui terrifiait tous les personnages, cette solitude apathique de la vieillesse, semble avoir mué en conscience tranquille d’être là, sans projet défini, et qu’il est bien de profiter du jour pour prendre un peu de soleil sur le balcon.

De la lumière chaude de midi à la grisaille bleutée du crépuscule, du passage d’un nuage dans l’appartement à une teinte rouge traversant son visage dans la voiture, les variations de lumière ne rythment pas que l’écoulement de la journée, mais expriment d’autres sentiments du temps. Dans ce huis-clos sans musique, qui n’ouvrira que sur des images de films (le seul court-métrage de Nolot : Manège, 1987), il y a toujours de l’air. Un air de rien. Celui d’un homme suffisamment âgé pour évoquer sa vie actuelle comme achevée, mais qui tient toujours à se laisser du temps.
C’est son tempo imprévisible de solitaire qui mène la danse. On note le pas léger de son lever au matin ou du ballet de la préparation de café, les mouvements élégants de ses mains. On observe saillir de ses paupières étrangement plissées deux yeux rieurs pour ponctuer une phrase. On suit, interdit et en un seul plan, le créneau de sa voiture progressant lentement dans le garage, comme du Keaton au ralenti. On s’enferme avec lui dans l’habitacle, sans profondeur de champ, surpris par son plaisir de gosse à se faufiler rapidement dans un trou de la circulation, comprenant progressivement qu’il lui importe plus de rouler dans ses tours et détours parisiens, puis au Bois de Boulogne, que de retrouver tel lieu fantasmé d’autrefois qui est de toute façon plus beau à entendre qu’à voir.
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Lorsque Nolot décide de pisser ex abrupto, masqué par la portière, tout en téléphonant pour donner le change, la scène n’est pas seulement cocasse et malicieusement cabotine, mais renverse joyeusement celle d’Avant que j’oublie où le héros, se rendant à Pigalle, rebroussait chemin à cause d’une diarrhée provoquée par son sida, lançant un « je me suis chié dessus » au flic qui lui reprochait de téléphoner en voiture. Échange de fluides, renversement d’énergie entre les deux films : le panorama crépusculaire du dernier opus de Nolot (qui n’a pas voulu, semble-t-il, en réaliser d’autre depuis) semble se fondre et presque se rédimer dans le paysage de fantaisie apaisé de Je suis déjà mort trois fois. Contrairement aux personnages d’Avant que j’oublie, perclus de solitude et riches d’argent testamentaire, qui crevaient à petit feu d’ennui, si Nolot ne parle ici que du passé, c’est pourtant devant lui qu’il ne cesse de regarder. Jusque dans son lit où, l’observant dormir, bercés par sa respiration régulière, nous le voyons se redresser d’un coup, comme pour une dernière blague, pour nous faire peur ou réagir plus intimement à la frappe d’un souvenir qui le remet debout.
Pierre Eugène
JE SUIS DÉJÀ MORT TROIS FOIS
France, 2025
Scénario, réalisation Maxence Vassilyevitch
Image Maxence Vassilyevitch, Anaïs Ruales Borja
Montage Maxence Vassilyevitch, Benjamin Cataliotti, Anaïs Ruales Borja
Son Maxence Vassilyevitch, Tiphaine Depret, Eric Thomas, Roman Dymny
Production Venin Films
Durée 1h04
Diffusion arte.tv (cliquer ici pour regarder le film)
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