Festival international de Cinéma de Marseille

Actualités, Festivals, FIDMarseille - Festival International de Cinéma de Marseille
Naked Acts, éthique de l’amour
REDÉCOUVERTE. Restauré par l’irremplaçable Milestone aux États-Unis et présenté au dernier FIDMarseille, le film de Bridgett Davis est enfin visible en France après quelque trente ans d’oubli.
Comme il arrive souvent aux femmes, et plus encore aux femmes noires, Bridgett Davis n’a tourné qu’un seul film. C’est dans l’écriture de romans et d’essais qu’elle s’est affirmée. Naked Acts, dont elle a aussi signé le scénario et assuré la production en 1996, adresse pour- tant des questions essentielles à l’histoire du cinéma aussi bien qu’à la place qu’y occupent les femmes. Son personnage principal, Cicely (Jake-Ann Jones), marquée par le poids d’une filiation difficile à porter – une mère icône de la Blaxploitation et une grand-mère comédienne à laquelle étaient seulement accessibles les rôles d’esclave ou de domestique –, aspire à trouver sa place dans cette lignée d’actrices.
De retour à New York, elle se confronte à Lydia Love, sa mère, perplexe à l’idée de la voir embrasser une telle carrière (« Ils te feront jouer une pute ou une vamp noire exotique »), et tente sa chance dans le cinéma indépendant. Hélas, même fauché, le cinéma d’auteur veut déshabiller les actrices. Ces « scènes de nu » (naked acts) sont moins l’occasion de pointer la médiocrité d’un cinéma en panne d’inspiration que d’explorer le trajet d’une émancipation, celui d’un corps empêché – abusée par un compagnon de sa mère alors qu’elle était adolescente, Cicely a longtemps été en surpoids avant de maîtriser un corps qui lui est presque étranger.
Comme Kathleen Collins avant elle (Losing Ground, 1982), Davis revisite les motifs de la Blaxploitation pour définir sa propre voie dans l’histoire d’un cinéma noir. Lydia Love, égérie bien peu maternelle aux airs de Tamara Dobson, tient un petit vidéoclub. Elle arbore encore une coupe afro quand sa fille porte des perruques lisses et des vêtements sages. Pour qu’elle cesse de juger sa mère, il faudra que Cicely comprenne enfin que la nudité n’est pas une marque d’infamie mais une question de regard. Ce n’est pas son amant piètre cinéaste qui l’amènera à cette prise de conscience, mais une autre femme, photographe (Renee Cox, photographe de renom dans la vie) dont la nudité assumée dans une belle scène aux bains publics ou dans des auto-portraits en majesté enseigneront à Cicely l’amour de soi.
Alice Leroy

Actualités, Festivals, FIDMarseille - Festival International de Cinéma de Marseille
Communautés sensibles
FESTIVAL. Pour sa 35e édition, avancée de juillet à juin en raison des JO, le FIDMarseille se détournait d’approches purement conceptuelles au profit d’une mise en avant de l’expérience esthétique.
Dans bluish, deuxième long de Lilith Kraxner et Milena Czernovsky et Grand Prix de la compétition internationale, comme dans plusieurs autres films de cette programmation, la représentation de pratiques artistiques exprimait une quête plus large d’affects et de sens. À Vienne, on rencontre Errol et Sasha, qui fréquentent en parallèle le milieu de l’art contemporain sans jamais se croiser, dans une atmosphère engourdie post-confinement. Épurée, la fiction révèle la poésie du quotidien, lorsque Errol communique avec une petite fille par de simples clignements d’yeux, ou fait des tours sur elle-même, le regard rivé sur son GPS. Non sans cruauté, les réalisatrices refusent de faire advenir la rencontre attendue entre les deux femmes, mais nous lient à elles par la sensation lorsqu’une session de méditation à laquelle se livre Sasha s’étend à la salle de cinéma entière, pour nous mener avec elle à l’apaisement. Également attaché à décrire les attitudes quotidiennes des corps, en 16 mm, À la lueur de la chandelle s’inspire des souvenirs que le Portugais André Gil Mata garde d’une maison où sa grand-mère vécut toute sa vie, qui devient le cadre unique du récit. À partir du réveil de deux vieilles dames, différentes strates de temps font surface. Le cinéaste aiguise lui aussi les sens en se tenant à l’écart d’une intrigue qui viendrait tout subsumer, et restitue la texture de moments où prédomine un sentiment de solitude à travers une relation aux objets et aux espaces, lentement arpentés à travers des travellings hypnotiques. L’incommunicabilité prend un tour plus humoristique chez le Mexicain Nicolás Pereda, qui relèvera dans la discussion suivant Lázaro de noche que les vérités, une fois énoncées, sonnent par- fois comme des idioties. Placé sous le signe d’un tel paradoxe, le film adopte la forme d’un réseau d’inadéquations entre Lázaro, Luisa et Francisco, aspirants comédiens formant un triangle amoureux. Il explore des zones d’inconfort, comme lorsqu’un cinéaste enjoint Lázaro, en guise d’audition, à simplement boire un verre d’eau, et Luisa à faire sa vaisselle. Dans sa dernière partie, le film déplace la question du désir inassouvi dans un récit inspiré de l’histoire d’Aladin, et renforce au passage la logique de rêve qui pointait déjà sous la trivialité.
Dans son moyen métrage Un círculo que se fue rodando (Prix de la compétition Flash), Liv Schulman travaille aussi une forme d’absurdité et tente de révéler l’inconscient du langage. Elle insémine de la fiction dans les rues de Buenos Aires en faisant surgir dans l’espace public ses acteurs, auxquels la caméra s’accroche successivement, écoutant leurs conversations bizarrement théoriques, ou s’attardant sur leurs tee-shirts porteurs de slogans divers. D’autres mots y répondent : les panneaux omniprésents voués à stimuler les échanges commerciaux. L’étourdissant jeu de ping-pong entre ces fragments verbaux parvient à convoquer le passé et le présent de tout un pays. Autre performance collective bricolée : Défaillance critique (Prix Georges-de-Beauregard de la compétition française), où Phœnix Atala trouve dans l’humour les conditions mêmes d’un rapport contestataire à la représentation. Il y incarne Youssef, qui, aux côtés de Désiré·e, s’attelle à réaliser un « film queer, militant, décolonial, racisé, sans budget ». La satire cohabite ici avec l’autodérision, et le cinéaste renouvelle le répertoire de la dissidence esthétique : quelque part entre le cinéma structurel et la vidéo activiste, il subvertit les technologies numériques de l’intérieur pour leur rendre leur potentiel démocratique. Rien ne doit arrêter les forces du changement : les scènes qui n’ont pas été tournées faute de temps seront comblées par des voix off rappées, et une 3D déconfite viendra suggérer une façon d’exister hors de toute forme fixe.
Œuvrer collectivement
Dans Avant qu’il ne soit trop tard, Mathieu Amalric capte ce qui sera le dernier enregistrement du Emerson Quartet – des pièces de Schönberg, Hindemith et Chausson – avec la soprano Barbara Hannigan. Les performances des musiciens soulèvent une question riche de résonances : comment faire pour jouer ensemble ? Chacune et chacun doivent successivement accepter de guider et de se laisser guider, pour atteindre non pas la perfection, mais l’accord, rythmique et harmonique. Dans de nombreux films, l’expérience de la beauté et de l’art apparaissait ainsi dans sa dimension collective. Coréalisé par Pierre Creton et Vincent Barré, 7 promenades avec Mark Brown (Prix du Centre national des arts plastiques) constitue une sorte de spin-off documentaire d’Un prince. Cette fois, le botaniste anglais guide les coréalisateurs et quelques acolytes dans la campagne normande, en quête de plantes indigènes qui existaient bien avant l’être humain. Une caméra numérique saisit les joyeuses découvertes qui ponctuent ces promenades et le travail d’Antoine Pirotte qui, assisté de Sophie Roger, filme en parallèle les végétaux en 16 mm. Mais après les sept balades s’ouvre une deuxième partie du film, bouleversante : l’herbier fixé sur pellicule défile sous nos yeux, tandis que la voix douce de Mark Brown nomme les variétés des spécimens saisis. Si nous avons alors tout le loisir de contempler la singularité de chacun, c’est à distance, dans un temps caractérisé par la séparation, qui pourrait être celui d’après leur disparition.
Une même ambivalence caractérise le premier long métrage de Léa Lanoë Frieda TV, Grand Prix de la compétition française, nourri aussi bien d’un esprit de collaboration que du caractère « collectif » d’un seul être. Gerda, Frieda, Janett, Mathias : sa protagoniste androgyne oscille entre les prénoms comme elle articule les différentes facettes de sa personnalité. La cinéaste invente avec celle qui est aussi une amie les moyens de ne pas la réduire à une étiquette – d’ailleurs, même la psychiatrie n’a pas su laquelle lui donner. Frieda propose des idées de saynètes pour le film, comme elle le fait dans la vie, elle qui a compris que la meilleure façon d’être au monde était de l’aborder comme une scène de cabaret. La caméra de Léa Lanoë, qui alterne entre numérique et Bolex, saisit sa lucidité aussi bien que sa vulnérabilité, que les masques cachent et aident à surmonter. Dans le silence des images argentiques, la distance s’instaure qui permet de trouver sa place auprès d’elle, à la fois admirative et inquiète.
L’amitié qui se situe au fondement de la trilogie que Mariano Llinás a consacrée au duo d’artistes argentins Mondongo, elle, n’y survécut pas. Le cinéaste présenta le premier volet, Mondongo: la materia y la obra, comme un « échec » ; il s’agit de la description assez classique de l’élaboration d’une œuvre des plasticiens, inspirée du livre de Johannes Itten L’Art de la couleur. L’affaire se corse dans le second, Retrato de Mondongo, éternel work in progress dont les cartons sont tapés à mesure qu’ils se pensent et la musique, principalement puisée chez Hitchcock, est cherchée au fil de YouTube. En un vertigineux tissage mêlant les époques et les régimes d’images, l’évocation du projet de Llinás et du conflit qui a empêché son accomplissement se mue en réflexion sur la nature profonde de l’amitié. Le troisième volet, Kunst der Farbe, présente, lui, des traces de ce que Llinás imaginait en réponse à l’œuvre de Mondongo, dans une logique d’émulation : tenter de saisir les couleurs propres du cinéma. Un dialogue avec l’étalonneuse du film sur la question s’agence avec une conversion fictive d’une discussion avec Mondongo, Llinás se costumant en Fritz Lang pour incarner le méchant. Il faut considérer les trois parties ensemble pour comprendre leur véritable nature, le désespoir qu’elles charrient et la détermination qui subsiste : celle d’inventer des formes à partir d’un médium incroyablement versatile, en bonne compagnie.
Olivia Cooper-Hadjian

Abonnement revue + hors-série papier et numérique
7,90 €

Actualités, Festivals, FIDMarseille - Festival International de Cinéma de Marseille
Ingrid Caven, pas de côté
CYCLE. Le festival FIDMarseille invite Ingrid Caven pour une rétrospective retraçant plus de cinquante ans de jeu et de chant.
Ingrid Caven a traversé le cinéma sans s’y laisser prendre. Dès son premier film, L’amour est plus froid que la mort de Rainer Werner Fassbinder (1969), elle apparaît brièvement plein cadre dans le rôle d’une prostituée interrogée par un conducteur, retournant vite au noir de son boulevard de faubourg. Faisant face dans un indéfinissable retrait, les yeux écarquillés, encadrée par deux grandes boucles d’oreilles et une coiffure soignée, elle est un peu trop chic, pas assez vulgaire et encore moins dans la séduction. Et déjà auréolée de solitude, comme par une poursuite sur le fond noir d’une scène.
Car Caven, au fond, reste une chanteuse. Une force de projection, entre ce que la puissance vocale peut projeter en fond de salle et ce que le corps exposé, dans une extériorité imprenable, offre comme support aux projections fantasmatiques. Ce qui laisse peu de place à l’intériorité, ce subtil strip-tease intime des « interprétations » d’acteurs qui se dévoilent à travers leurs rôles. Exprimant sans interpréter, Caven se donne tout entière, mais garde mystère sur ce qu’elle est, elle. Il faudra attendre le récit filé et kaléidoscopique de son compagnon, Jean-Jacques Schuhl (Ingrid Caven, Gallimard, 2000), pour quelques éclairages furtifs de vie privée : la petite fille de 4 ans chantant pour les soldats de la Wehrmacht, l’acné traumatisante (sujet d’une de ses chansons, raison peut-être de son visage réservé) que guérira la psychanalyse, les noces avec un Fassbinder bien macho qui laissera à sa mort une esquisse de scénario biographique où il lui imagine un tragique futur…
Le théâtre et le cabaret, lieux privilégiés du trio légendaire du nouveau cinéma allemand, Fassbinder, Werner Schroeter et Daniel Schmid, lui ont permis d’intégrer naturellement leurs mises en scène antinaturalistes et impures. Prenant un malin plaisir à mettre en concurrence ses acteurs, Fassbinder lui donne des rôles secondaires, comme celui d’une postulante à la figuration dans Prenez garde à la sainte putain (1971). Toujours à côté des autres, légèrement désaffectée, posant devant les miroirs ou les photographes (Maman Kuster s’en va au ciel, 1975), elle trouve son rôle le plus émouvant dans la petite prostituée instinctive et irréfléchie, à la Giulietta Masina, qui soutient et accompagne l’héroïne de L’Année des treize lunes (1978), adoucissant son désespoir dans un visage attentif, miroir à la lisière de l’expressivité. Tandis que Schroeter la place parmi les faces en extase de l’ouverture de La Mort de Maria Malibran (1972), Schmid lui donne son premier premier rôle dans La Paloma (1974), celle d’une chanteuse poitrinaire qui interprète une chanson aux mirages exotiques, « Shanghai », figure intouchable dont tombe follement amoureux un jeune comte poupon. Dans cette intrigue de roman-photo pétrifiée et morbide, son corps, découvert trois ans après sa mort, reste immaculé, mais sera dépecé. Présence sourdement todschick, « chic à mort » (comme dit Schuhl) d’une star échappant au temps des autres qui se retrouvera dans ses rôles de femme vampire (dans le Suspiria de Guadagnino, 2018) ou de méchante fée jeteuse de sorts dans Belle dormant d’Ado Arrietta (2012), qui en fait une anti-Peau d’Âne (maîtresse de cabanes magiques, son chant a le pouvoir maléfique des sirènes). Et encore de côté dans Liberté d’Albert Serra (2019), qui la filme mais ne la gardera pas au montage, après l’avoir mise en scène dans la version théâtrale, peu visible dans une chaise à porteur, puis chantant au balcon dans le dos des spectateurs.
Une chanteuse, pas une actrice : au cinéma, cela veut dire au fond une étrangère. C’est après avoir vu La Paloma au Festival de Cannes que Jean Eustache a l’idée fixe de lui donner le rôle de sa mère dans Mes petites amoureuses (1974), allant jusqu’à faire téléphoner Odette, sa grand-mère, pour la convaincre. Fardée de blanc, les lèvres rouge vif, elle apparait face à son fils comme une star de cinéma parachutée, dure, indifférente, extraterrestre. Alors qu’Eustache avait vaincu les hésitations de Caven en lui disant qu’il ne voulait pas « d’une actrice qui parle avec l’accent de Narbonne, ou un français lisse », elle sera (volontairement mal) postsynchronisée par une voix choisie pour sa vulgarité (« il faudrait que ce soit une ringarde », écrit-il au producteur Pierre Cottrell). Fassbinder l’avait également doublée (par elle-même), dans son tour de chant de Maman Kuster s’en va au ciel, qui pétrifia d’horreur sa mère et son frère. Schuhl raconte aussi qu’elle doublera en allemand, très amusée, un film porno avec Linda Lovelace (The Devil in Miss Jones, 1973).
Diable dans la machine. Dans ses concerts (Schroeter en mit en scène dans les seventies), comme le décrit Schuhl, « elle fait glisser dans sa langue une autre langue, celle de son propre corps. Elle commence une phrase avec un accent althochdeutsch, haut allemand, la termine dans une sonorité yiddish, et passe, en un instant, de l’Université à la cuisine ». Ce qu’on voit magistralement dans le film-captation de Bertrand Bonello, Ingrid Caven, musique et voix (2012) : Caven chante comme pour elle-même, essaye des tons et désarticule le fil musical, déclamant, scandant ou susurrant ses textes en autant de reliefs abrupts, sommets et silences, qui s’apparentent à une mise à l’épreuve de sa force vocale. Solidement campée, ses mouvements des bras et du visage obéissent à la même virtuosité brusque d’une énergie impérieuse, fascinante par le champ de force qu’elle dessine autour d’elle. Dans cette scène plongée dans un noir insondable, à distance de tous mais non loin, Caven révèle alors, avec un merveilleux humour, comment ce sont les pas de côté qui viennent la ramener au centre d’elle-même.
Pierre Eugène
Rétrospective Ingrid Caven à FIDMarseille, du 25 au 30 juin, en sa présence. Publication du livre collectif Ingrid Caven. Je suis une fiction (Éditions de l’OEil). www.fidmarseille.org

Actualités, Festivals, FIDMarseille - Festival International de Cinéma de Marseille
Marseille : le théâtre ou la vie
FESTIVAL. L’éclectisme grandissant du FIDMarseille a provoqué, du 4 au 9 juillet, le tremblement de quelques plaques tectoniques du cinéma et la découverte d’un grand premier film, celui de l’Autrichienne Martha Mechow.
Peu de festivals peuvent réunir dans une même édition le dandy fitzgéraldien de la comédie américaine Whit Stillman, la plasticienne et vidéaste Laure Prouvost et ses œuvres si organiquement surréelles, et l’émouvant fantôme de Paul Vecchiali, célébré à travers sept films présentés par ses collaborateurs dans une programmation initiée avec le cinéaste avant sa disparition en avril dernier. Chacun est libre d’inventer entre ces trois-là des correspondances secrètes – le théâtre, la vie fondue dans la fiction –, mais la fonction d’un festival, dirait-on, n’a jamais été de bâtir des systèmes, plutôt de les renverser. Cet art de la tangente a eu cette année ses figures de proue, comme Declan Clarke, qui trame son histoire familiale en Irlande du Nord sur fond de thatchérisme avec la lecture marxiste d’un conte des frères Grimm dans le génial How I Became a Communist, ou bien le Grand Prix de la compétition internationale, Background de Khaled Abdulwahed, méditation sebaldienne sur l’éloignement temporel aussi bien que géographique entre le cinéaste, réfugié en Allemagne, son père resté en Syrie, et leurs deux exils à soixante ans de distance. Comme dans son précédent court métrage, Backyard (2018), le travail sur l’image photographique d’Abdulwahed cherche à conjurer l’absence, tentative émouvante et dérisoire de faire coïncider les espaces et les temps, de réconcilier la figure et le fond, comme si ces jeux d’échelle parvenaient à contrarier l’effacement d’une vie.
Mais la véritable découverte de cette édition, injustement oubliée par le palmarès, est le premier film d’une jeune cinéaste autrichienne, Martha Mechow, Die Ängstliche Verkehrsteilnehmerin (ou, selon son titre international, Losing Faith), récit picaresque et féministe qui liquide la figure maternelle dans une jubilatoire scène d’ouverture avant de s’attacher aux pas de Flippa, partie à la recherche de sa sœur Furia dans une communauté de sorcières en Sardaigne. Elle y découvre un monde où les femmes vivent sans travail ni hommes, et ont des enfants dans le seul but de leur apprendre à devenir des êtres improductifs. L’ironie féroce du film doit autant aux actrices – Selma Schulte-Frohlinde dans le rôle de Flippa, Ann Göbel dans celui de Furia, ou encore Inga Busch en improbable « mère supérieure » qui n’hésite pas à sortir une tronçonneuse pour séparer l’enfant Jésus de la Vierge Marie – qu’à la mise en scène de Mechow, intégrant les mines déconfites des estivants locaux confrontés à ce sabbat démoniaque et décourageant toute réduction idéologique par d’hilarantes trouvailles, comme lorsque Flippa, un appareil dentaire dans la bouche, explique sa lecture de Jane Austen à un jeune homme. La cinéaste raconte s’être inspirée de l’œuvre de Charlotte Salomon, Vie ? ou théâtre ?, à laquelle son film emprunte sa structure narrative et ses couleurs lumineuses. De la peintre allemande, elle aura aussi retenu la vitalité exaltante propre à convertir la folie et le désespoir en puissance expressive.
Observer une petite troupe de jeunes gens inventer un théâtre existentiel pour combler le néant politique des mondes de l’art (Riccorda ti che un film comico de César Vayssié), ou bien laisser la vie déborder des gestes anodins pour se raconter l’air de rien (Dans le silence et dans le bruit de Clément Roussier et Hadrien Mossaz, Grand Prix de la compétition française) : au FID cette année, il n’y avait plus lieu de choisir entre vie et théâtre.
Alice Leroy
Article à retrouver dans le n° : 801
Page : 66

Actualités, Festivals, FIDMarseille - Festival International de Cinéma de Marseille
FESTIVAL. Marseille : FID, la vie des formes
Le FIDMarseille a beau se présenter comme « Festival de cinéma de Marseille », le film récompensé par le jury de la compétition internationale cette année est un documentaire au carré : The Unstable Object II, 3h30 d’observation patiente et silencieuse de gestes techniques, machineries, cadences et ballet mécanique dans trois fabriques. Son réalisateur, Daniel Eisenberg, poursuit un projet entamé avec un autre triptyque (déjà récompensé en 2011 au FID), qui explorait autant d’époques de l’histoire industrielle à travers une usine de voitures, un atelier d’horlogerie et une manufacture de cymbales. L’économie de ces gestes et savoirs techniques se décline cette fois-ci à travers une entreprise hyper-technologique qui conçoit des prothèses médicales à Duderstadt, une fabrique traditionnelle de gants à Millau et une usine industrielle de jeans à Istanbul. Les trois parties rigoureusement équivalentes, la durée scrupuleuse des plans fixes, l’architecture ouvragée des cadres, ou encore le mutisme tranquille du film, tout ici relève d’un formalisme, non en tant que celui-ci exclurait la réalité matérielle et sociale du travail (dans l’entreprise turque comme dans l’allemande, les employés travaillant à la conception dans les bureaux et ceux à la confection dans les ateliers n’appartiennent clairement pas aux mêmes milieux), mais en tant qu’il désigne le cinéma lui-même comme une forme de travail, entre artisanat et industrie, gestes standardisés et spécialisés, soumis aux mêmes évolutions techniques et matérielles. À considérer le projet de The Unstable Object I & II comme une archéologie des gestes du travail à l’orée du xxie siècle, l’on est tenté d’y voir une réflexion sur la nature « instable » du cinéma, dans son dispositif technique comme dans ses formats, et il n’est pas anodin qu’Eisenberg ait décliné son œuvre en une série d’installations destinées à d’autres expériences de visionnement. Il n’y a dans la dialectique opérée ici ni jugement de valeur ni témoignage d’une quelconque aliénation, simplement un rapport à la matérialité des gestes, à leur contingence historique, comme si ceux-ci constituaient déjà une archive. Le motif récurrent des mains à travers ces trois espaces, mains humaines, bras mécaniques, ou encore moulages et prothèses, fonctionne dès lors comme leitmotiv de cette attention aux gestes et aux formes qu’ils créent à force de répétition et de technicité.
Même radicalité formelle, bien qu’opposée en tous points à celle d’Eisenberg, dans le film de Narimane Mari, Grand Prix de la compétition française. Film-tombeau, portrait d’artiste et lettre d’amour, On a eu la journée, bonsoir livre pêle-mêle les petits morceaux de quotidien d’un couple sur le point d’être séparé par la mort. Michel Haas, dont la présence s’inscrit dans les films de la cinéaste depuis leur rencontre, semble habité d’une vitalité gouailleuse d’autant plus forte que la maladie l’amenuise. Grave et léger, parcouru de citations qui agissent comme des fétiches contre la mort, le film paraît s’écrire contre la fatalité du présent, comme si le montage, opération moins technique que magique, assurait un lien indéfectible entre les vivants et les morts. Une forme n’est jamais qu’une manière de fonder une réalité et de la faire exister par-delà la disparition de ceux qui l’ont façonnée. Il n’est pas d’écriture au FID, documentaire, fiction ou essai, qui ne résiste à la singularité des regards : qu’ils portent sur la communauté des exilés et des aidants dans la vallée de la Roya, où Marie Voignier, avec Moi aussi j’aime la politique, écoute les récits des uns et des autres démêler les bonnes intentions des fantasmes et réalités qui entrent en jeu dans l’accueil des réfugiés ; ou bien qu’ils s’arriment à une autofiction comme le génial Passage du col de Marie Bottois, où le propre corps de la cinéaste, filmé en Super 8, devient le sujet expérimental d’une pose de stérilet dans une mise en scène entièrement dirigée par elle-même, tandis qu’un un « raccord-vulve » renoue avec humour et sagesse avec l’héritage féministe des films du MLAC.
Colonialisme, père de tous
les (ju)m(e)aux
Au nombre des paradoxes les plus fructueux de ces formes impures, les emprunts littéraires contribuent sans doute aux objets les plus denses de cette sélection. Citons-en trois, que tout oppose sinon leur ampleur littéraire. A Vida São Dois Dias de Leonardo Mouramateus, feuilleton métaphysique et drolatique, joue des conventions narratives et des doubles à la façon de Gombrowicz pour inventer un univers ad hoc. Rómulo et Orlando, les deux jumeaux incarnés par le même acteur de cette farce mélancolique, entretiennent chacun un rapport antagoniste à l’espace (le Brésil et le Portugal, pas encore guéris d’une histoire coloniale) et aux temps politiques qui s’assombrissent. À l’autre bout du monde, A Tale of Filipino Violence de Lav Diaz, présenté par son auteur comme un ciné-roman (sine-nobela), est composé comme un long poème en prose. Rythmé par la répétition d’un chant mélancolique d’une femme démente – l’un des archétypes du cinéma de Diaz –, cette tragédie de l’histoire s’inspire d’une nouvelle de Ricardo Lee, Servando Magdamag, dont le héros, à la façon de celui de Guerre et paix de Tolstoï, trop naïf puis trop lucide pour se battre, apprend à perdre ce qu’il a toujours possédé. On est en 1974, deux ans après la promulgation de la loi martiale par le dictateur Marcos, dont les hommes armés ont investi l’hacienda de Servando. Dans le film de Diaz, Servando lui aussi a un frère jumeau, le sanguinaire Hector, qui a fait le choix d’une violence aveugle, comme si la bestialité et la folie étaient les seules réponses possibles à la violence de l’histoire. Enfin, De la conquête, extraordinaire chronique par Franssou Prenant de la colonisation de l’Algérie de 1830 à 1848, associe des images de l’Algérie contemporaine tournées par la cinéaste à des fragments d’archives littéraires et coloniales, dont la cruauté s’avère d’autant moins supportable quand elle émane des récits des vainqueurs. La forme constitue là encore l’essence de cette œuvre dont les montages anachroniques d’images et de textes lus en off témoignent de ce que le passé jamais ne cesse d’agir dans le présent.
Alice Leroy
Article à retrouver dans le n° : 790
Page : 62-63

Actualités, Festivals, FIDMarseille - Festival International de Cinéma de Marseille
Dream machine, le FID les yeux fermés
Invité d’honneur de cette 32e édition du FIDMarseille, Apichatpong Weerasethakul nous l’a doucement suggéré lors de sa masterclass : les films sont vivants, pareils à cette vie micro-organique qu’enfant il observait à travers le microscope de sa mère médecin. Semblables à des animaux dont on ne partagerait pas le langage et dont il faudrait accepter la part d’énigme.
Au cours d’un exercice d’autoportrait délicat, découvrant sans jamais s’y appesantir quelques-uns des motifs obsédants de ses films, Weerasethakul retournait aux photographies anciennes de son enfance à Kohn Kaen, où il grandit entre l’hôpital où travaillent ses parents et le cinéma où il engloutit des films de fantômes et des épopées thaï. Ces deux lieux sont souvent confondus dans ses films, et on comprend mieux que de Syndromes and a Century à Memoria, on vienne y panser ses blessures, particulièrement celles affectant la mémoire.
Le temps en sursis
Car les films sont aussi vivants d’être tout entiers empreints de la lumière et de la trace des êtres et des choses qui les traversent. C’est à cette conception du cinéma comme art du sommeil et de la mémoire qu’a rendu hommage le jury international présidé par Lav Diaz en attribuant le Grand Prix à Haruhara San’s Recorder de Kyoshi Sugita. Inspiré d’un tanka de la poétesse Higashi Naoko, le film en épouse la structure déliée, comme si ce poème sans rimes prédisposait l’héroïne (extraordinaire Chika Araki, récompensée elle aussi par un prix d’interprétation créé cette année) à une dérive ouverte au hasard de la rencontre, jamais soumise à un schème de causes et de conséquences. De ce personnage presque mutique, souvent endormi ou plongé dans la rêverie, on ne saura presque rien, bien que l’on croie déceler un drame sous ses silences. Sa solitude pourtant n’est pas close sur elle-même mais obstinément ouverte aux autres, tout comme la porte de son appartement. Ici les lieux forment les indices d’une vie hors de la conscience, celle qui organise la répétition des jours comme une forme de résilience douce et têtue contre la mort. Sugita est de ces cinéastes qui refusent d’élucider le mystère de leurs personnages.
En délivrant une mention spéciale à Outside Noise de Ted Fendt, le jury soulignait l’affinité des deux cinéastes : dans la chronique en argentique des rencontres successives de trois amies entre Berlin et Vienne, le temps et l’espace étaient comme vidés de leur signification au profit de leur densité propre. C’est la lumière ouatée à travers la fenêtre de la cuisine de Mia tandis qu’elle s’évertue à raconter sa thèse de master sur les rites de passage ou, dans l’angle étroit d’une pièce, le mortel ennui des trois jeunes femmes face à un garçon discourant à tort et à travers (génial Ted Fendt interprétant lui-même l’Américain polyglotte et prétentieux). Ce sont les insomnies de Daniela et l’oisiveté de Natasha, de passage dans une ville où elle n’a plus rien à faire, le « temps en sursis » d’un poème d’Ingerborg Bachmann que l’une des filles n’arrive pas à finir de lire. Fendt, comme Sugita, a moins cherché à diriger ses actrices qu’à les regarder vivre, et le film leur appartient tout autant qu’à lui. Autre fiction en 16 mm inspirée d’une nouvelle de Bachmann, Beatrix de Lilith Kraxner et Milena Czernovsky compose un portrait plus ironique d’une jeune femme tuant le temps dans une maison prêtée pour l’été, chacun de ses gestes désoeuvrés dessinant la forme vide d’un quotidien sans horizon. Dans cette pantomime domestique, quelque chose de la vulnérabilité d’un personnage se révèle hors des mots. Une même qualité de silence entoure la vie d’une femme avec ses deux jeunes enfants dans le premier film de Grégoire Perrier : Les Mues reste au seuil des émotions propres à un âge où la vie sociale est sans cesse remise en question, laissant intact le mystère de cette mère et de ses silences.
Rythme biologique, caméra au corps
Dans Pénélope mon amour de Claire Doyon (Prix Georges de Beauregard national, Prix Renaud Victor), Le Poireau perpétuel de Zoé Chantre (Mention du Prix Beauregard national, Mention du prix GNCR, Prix des lycéens) et Lèv la tèt dann fénwar d’Erika Etangsalé (Prix Premier/CNAP et Prix Marseille Espérance), le partage d’une longue durée de tournage avec un proche suscite le renouvellement d’une relation physique au monde. Claire Doyon a filmé sa fille Pénélope, atteinte d’autisme, de sa naissance à l’adolescence. Elle revisite ses rushes à travers une voix off à la sincérité désarmante. Zoé Chantre, frappée par une grave scoliose, dialogue avec sa mère, à qui l’on vient de diagnostiquer un cancer. Les paroles des docteurs rencontrent les récits de rêves, dont celui, providentiel, du « poireau perpétuel », tandis que les animations de Chantre relaient l’imagerie médicale. Les deux cinéastes tiennent un journal filmé avec la même énergie qui les fait tenir debout : par tous les bouts, en accueillant l’incommunicabilité propre à la maladie mais surtout chaque signe parlant autour d’elles.
Pour élucider une douleur au ventre transmise d’une génération à l’autre, Erika Etangsalé verse du côté de la recherche historique avec une grande délicatesse. Son père, natif de La Réunion, ne s’est jamais remis de l’exil contraint par le Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer). Après le silence, la parole affleure enfin, révélant le vertige d’une mémoire séculaire. Ici, le choix du 16 mm fait vibrer les lignes de temps puisqu’il dialogue au fil du montage avec les images en super 8 filmées par le père à son arrivée en France métropolitaine.
Espace en crise, jaillissement politique
Deux longs métrages latino-américains faisaient quant à eux front à des politiques locales dans l’urgence du présent. Avec Husek (Mention du Prix Georges de Beauregard international), son deuxième long métrage de fiction, Daniela Seggiaro raconte le processus de mainmise des autorités de Salta, dans le nord-ouest de l’Argentine, sur un pan de territoire du peuple autochtone Wichí. La cinéaste parvient à éviter le manichéisme en se faisant la traductrice des valeurs et de la vision Wichí avec une puissante justesse, autant sur un plan sensoriel que mémoriel. Dans Los Fundadores (Mention du Prix Premier/CNAP), l’étonnant premier long métrage de Diego Hernández, les cadres rigoureux et l’humour à froid établissent un climat propice à la prise de position politique des protagonistes. Étudiants salariés, Diego et Andrés vendent des portes toute la journée. Ils voient aussi se fermer celles de leur université à Tijuana, faute d’investissement public. D’une manifestation décevante à un affichage inopérant, leur salut passe par une foi certaine en la fiction. Comme dans une sphère secrète rivettienne, Andrés et Renée répètent une pièce sur les droits des travailleurs, porte ouverte à ce que leur parole devienne performative.
Imaginez qu’à l’avenir une autre sorte de cinéma naisse de séances de sommeil collectif qui connecteront les songes des uns et des autres. En attendant ce film rêvé par Weerasethakul, Declan Clarke, génie de la mise en scène parascientifique, établit de telles connexions entre sciences et fictions avec Saturn and Beyond (Prix international Beauregard), un rêve électrique à la mémoire de son père scientifique amateur. Redécouvrant les pièces du Musée irlandais de la transmission fondé par ce dernier, il se lance sur les traces de la sonde Cassini, larguée dans l’espace pour observer les anneaux de Saturne. Et nous de partir sur ses pas, dans une dérive à travers cette mémoire des images et celle de nos propres rêveries.
Claire Allouche et Alice Leroy
Article à retrouver dans le n° : 779
Page : 56
Anciens Numéros