Actualités, Festivals, FIDMarseille - Festival International de Cinéma de MarseilleCommunautés sensibles
FESTIVAL. Pour sa 35e édition, avancée de juillet à juin en raison des JO, le FIDMarseille se détournait d’approches purement conceptuelles au profit d’une mise en avant de l’expérience esthétique.
Dans bluish, deuxième long de Lilith Kraxner et Milena Czernovsky et Grand Prix de la compétition internationale, comme dans plusieurs autres films de cette programmation, la représentation de pratiques artistiques exprimait une quête plus large d’affects et de sens. À Vienne, on rencontre Errol et Sasha, qui fréquentent en parallèle le milieu de l’art contemporain sans jamais se croiser, dans une atmosphère engourdie post-confinement. Épurée, la fiction révèle la poésie du quotidien, lorsque Errol communique avec une petite fille par de simples clignements d’yeux, ou fait des tours sur elle-même, le regard rivé sur son GPS. Non sans cruauté, les réalisatrices refusent de faire advenir la rencontre attendue entre les deux femmes, mais nous lient à elles par la sensation lorsqu’une session de méditation à laquelle se livre Sasha s’étend à la salle de cinéma entière, pour nous mener avec elle à l’apaisement. Également attaché à décrire les attitudes quotidiennes des corps, en 16 mm, À la lueur de la chandelle s’inspire des souvenirs que le Portugais André Gil Mata garde d’une maison où sa grand-mère vécut toute sa vie, qui devient le cadre unique du récit. À partir du réveil de deux vieilles dames, différentes strates de temps font surface. Le cinéaste aiguise lui aussi les sens en se tenant à l’écart d’une intrigue qui viendrait tout subsumer, et restitue la texture de moments où prédomine un sentiment de solitude à travers une relation aux objets et aux espaces, lentement arpentés à travers des travellings hypnotiques. L’incommunicabilité prend un tour plus humoristique chez le Mexicain Nicolás Pereda, qui relèvera dans la discussion suivant Lázaro de noche que les vérités, une fois énoncées, sonnent par- fois comme des idioties. Placé sous le signe d’un tel paradoxe, le film adopte la forme d’un réseau d’inadéquations entre Lázaro, Luisa et Francisco, aspirants comédiens formant un triangle amoureux. Il explore des zones d’inconfort, comme lorsqu’un cinéaste enjoint Lázaro, en guise d’audition, à simplement boire un verre d’eau, et Luisa à faire sa vaisselle. Dans sa dernière partie, le film déplace la question du désir inassouvi dans un récit inspiré de l’histoire d’Aladin, et renforce au passage la logique de rêve qui pointait déjà sous la trivialité.
Dans son moyen métrage Un círculo que se fue rodando (Prix de la compétition Flash), Liv Schulman travaille aussi une forme d’absurdité et tente de révéler l’inconscient du langage. Elle insémine de la fiction dans les rues de Buenos Aires en faisant surgir dans l’espace public ses acteurs, auxquels la caméra s’accroche successivement, écoutant leurs conversations bizarrement théoriques, ou s’attardant sur leurs tee-shirts porteurs de slogans divers. D’autres mots y répondent : les panneaux omniprésents voués à stimuler les échanges commerciaux. L’étourdissant jeu de ping-pong entre ces fragments verbaux parvient à convoquer le passé et le présent de tout un pays. Autre performance collective bricolée : Défaillance critique (Prix Georges-de-Beauregard de la compétition française), où Phœnix Atala trouve dans l’humour les conditions mêmes d’un rapport contestataire à la représentation. Il y incarne Youssef, qui, aux côtés de Désiré·e, s’attelle à réaliser un « film queer, militant, décolonial, racisé, sans budget ». La satire cohabite ici avec l’autodérision, et le cinéaste renouvelle le répertoire de la dissidence esthétique : quelque part entre le cinéma structurel et la vidéo activiste, il subvertit les technologies numériques de l’intérieur pour leur rendre leur potentiel démocratique. Rien ne doit arrêter les forces du changement : les scènes qui n’ont pas été tournées faute de temps seront comblées par des voix off rappées, et une 3D déconfite viendra suggérer une façon d’exister hors de toute forme fixe.
Œuvrer collectivement
Dans Avant qu’il ne soit trop tard, Mathieu Amalric capte ce qui sera le dernier enregistrement du Emerson Quartet – des pièces de Schönberg, Hindemith et Chausson – avec la soprano Barbara Hannigan. Les performances des musiciens soulèvent une question riche de résonances : comment faire pour jouer ensemble ? Chacune et chacun doivent successivement accepter de guider et de se laisser guider, pour atteindre non pas la perfection, mais l’accord, rythmique et harmonique. Dans de nombreux films, l’expérience de la beauté et de l’art apparaissait ainsi dans sa dimension collective. Coréalisé par Pierre Creton et Vincent Barré, 7 promenades avec Mark Brown (Prix du Centre national des arts plastiques) constitue une sorte de spin-off documentaire d’Un prince. Cette fois, le botaniste anglais guide les coréalisateurs et quelques acolytes dans la campagne normande, en quête de plantes indigènes qui existaient bien avant l’être humain. Une caméra numérique saisit les joyeuses découvertes qui ponctuent ces promenades et le travail d’Antoine Pirotte qui, assisté de Sophie Roger, filme en parallèle les végétaux en 16 mm. Mais après les sept balades s’ouvre une deuxième partie du film, bouleversante : l’herbier fixé sur pellicule défile sous nos yeux, tandis que la voix douce de Mark Brown nomme les variétés des spécimens saisis. Si nous avons alors tout le loisir de contempler la singularité de chacun, c’est à distance, dans un temps caractérisé par la séparation, qui pourrait être celui d’après leur disparition.
Une même ambivalence caractérise le premier long métrage de Léa Lanoë Frieda TV, Grand Prix de la compétition française, nourri aussi bien d’un esprit de collaboration que du caractère « collectif » d’un seul être. Gerda, Frieda, Janett, Mathias : sa protagoniste androgyne oscille entre les prénoms comme elle articule les différentes facettes de sa personnalité. La cinéaste invente avec celle qui est aussi une amie les moyens de ne pas la réduire à une étiquette – d’ailleurs, même la psychiatrie n’a pas su laquelle lui donner. Frieda propose des idées de saynètes pour le film, comme elle le fait dans la vie, elle qui a compris que la meilleure façon d’être au monde était de l’aborder comme une scène de cabaret. La caméra de Léa Lanoë, qui alterne entre numérique et Bolex, saisit sa lucidité aussi bien que sa vulnérabilité, que les masques cachent et aident à surmonter. Dans le silence des images argentiques, la distance s’instaure qui permet de trouver sa place auprès d’elle, à la fois admirative et inquiète.
L’amitié qui se situe au fondement de la trilogie que Mariano Llinás a consacrée au duo d’artistes argentins Mondongo, elle, n’y survécut pas. Le cinéaste présenta le premier volet, Mondongo: la materia y la obra, comme un « échec » ; il s’agit de la description assez classique de l’élaboration d’une œuvre des plasticiens, inspirée du livre de Johannes Itten L’Art de la couleur. L’affaire se corse dans le second, Retrato de Mondongo, éternel work in progress dont les cartons sont tapés à mesure qu’ils se pensent et la musique, principalement puisée chez Hitchcock, est cherchée au fil de YouTube. En un vertigineux tissage mêlant les époques et les régimes d’images, l’évocation du projet de Llinás et du conflit qui a empêché son accomplissement se mue en réflexion sur la nature profonde de l’amitié. Le troisième volet, Kunst der Farbe, présente, lui, des traces de ce que Llinás imaginait en réponse à l’œuvre de Mondongo, dans une logique d’émulation : tenter de saisir les couleurs propres du cinéma. Un dialogue avec l’étalonneuse du film sur la question s’agence avec une conversion fictive d’une discussion avec Mondongo, Llinás se costumant en Fritz Lang pour incarner le méchant. Il faut considérer les trois parties ensemble pour comprendre leur véritable nature, le désespoir qu’elles charrient et la détermination qui subsiste : celle d’inventer des formes à partir d’un médium incroyablement versatile, en bonne compagnie.
Olivia Cooper-Hadjian
par Olivia Cooper-Hadjian