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Par la bande : Entretien avec Benjamin Esdraffo

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Par la bande : Entretien avec Benjamin Esdraffo

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Publié le 5 août 2025 par Philippe Fauvel

Réalisateur du moyen métrage Le Cou de Clarisse (2003), ancien critique aux Cahiers et à La Lettre du cinéma, compositeur et interprète pop, acteur occasionnel, Benjamin Esdraffo a signé des partitions pour Axelle Ropert, Nicolas Pariser, Serge Bozon, Adolfo Arrietta, Whit Stillman, et plus récemment pour Caroline Vignal, Anne Le Ny et Emmanuel Mouret.

Prémices. « Je suis venu à la musique de film à travers des propositions d’amis. J’ai d’abord écrit des chansons avec Mehdi Zannad pour La France de Serge Bozon (2007), puis quelques morceaux au piano pour L’Idiot de Pierre Léon (2009). Mais ma première véritable musique de film, composée images à l’appui, est celle du deuxième long métrage d’Axelle Ropert, Tirez la langue Mademoiselle (2013). Ces réalisateurs, auxquels j’ajouterais Nicolas Pariser, sont tous très cinéphiles, comme je l’ai été moi-même. Cela crée un terrain d’entente, une confiance ; ensuite tout reste à faire. La première fois que j’ai collaboré avec Nicolas, pour Alice et le maire (2019), j’avais composé trois morceaux en amont à partir du seul scénario, dans trois directions opposées. J’étais persuadé que l’un d’eux serait parfait pour l’ouverture, et qu’au moins un des deux autres conviendrait aussi. On n’a finalement rien gardé : une fois les plans montés, rien ne faisait sens. Quand on lit un script, on projette des choses qui ne seront pas dans le film. On n’est pas dans la tête du réalisateur – qui d’ailleurs ne nous dit pas tout, et surtout pas les choses les plus évidentes pour lui. Et puis il y a l’épreuve du tournage, qui modifie heureusement tout ce qui était prévu sur le papier. Mais faire des maquettes en amont permet d’entamer un dialogue, de préciser au moins ce que le réalisateur ne veut pas. Un autre moyen d’échanger est l’emploi par certains monteurs de musiques temporaires, placées sur le montage en attente de la musique originale. Longtemps, ce procédé m’a gêné car le piège est que le réalisateur et le monteur s’habituent à cette musique. Au fil du temps, ma méfiance s’est atténuée, car ça permet quand même au réalisateur de me renseigner sur une direction qu’il aurait eu plus de mal à m’expliquer avec des mots. »

 

Modèles de référence. « Dans le cas du film d’Emmanuel Mouret, cette idée de musique temporaire est revenue en force parce que Martial Salomon, le monteur, place beaucoup de musique tout au long du film, et que je suis arrivé tard sur le projet. Le producteur, Frédéric Niedermayer, avait l’intuition qu’une musique originale complèterait opportunément les morceaux d’emprunt. J’ai au final créé huit compositions originales, à commencer par celle illustrant la rupture sous le porche entre Vincent Macaigne et India Hair, sur laquelle avait été temporairement placé un extrait du Concerto pour deux pianos de Poulenc. En écoutant un morceau de référence, je tente en général d’extraire quelques principes – à quelle allure le morceau avance, quels sont les instruments en jeu, quelle est la couleur générale –, qui sont comme une définition de l’oeuvre. Je m’en imprègne, puis je m’efforce de l’oublier. L’idéal pour moi est de ne pas avoir de musique temporaire montée sur les images, mais des modèles de référence, pour établir un cadre de travail. Pour Simon et Théodore de Mikael Buch (2017), ce fut la musique d’Andrew Dickson dans Naked de Mike Leigh ; pour Petite Solange de Ropert (2022), celle d’Ennio Morricone dans White Dog de Samuel Fuller ; pour Don Juan de Bozon (2022), des oeuvres de Bruckner et Mahler. »

 

Photo du film Trois Amies d'Emmanuel Mouret (2024). Un homme et une femme (Vincent Macaigne et India Hair) discutent sous un pont arqué.

Trois Amies d’Emmanuel Mouret (2024)

L’heure de la méfiance. « Les monteurs ont un rôle important dans l’écriture de la musique de film, car ils sont, dans le détail, responsables du rythme. Le réalisateur a une forme d’appréhension de la musique car elle arrive à un moment où il a tout élaboré, du scénario à la mise en scène, en passant par le casting, le travail avec le chef opérateur, etc. En France, il ou elle reste vraiment capitaine du navire. Et lorsqu’on est si près du but, la musique peut être un élément de bascule. Si tout se passe bien, elle va donner une nouvelle ampleur, un écho à ce qui était déjà initié. Mais elle peut aussi aller à l’encontre des intentions premières, écraser les images… Un film n’est pas la somme de belles choses, mais un ensemble d’éléments hétérogènes qui, sous la main du cinéaste, crée une forme nouvelle. Donc une bonne musique de film, c’est avant tout celle qui correspond au film, qui correspond avec lui. Elle doit notamment savoir se faire discrète si besoin pour ne pas empiéter sur l’image. C’est sans doute ce qu’il y a de plus difficile. Par exemple, j’aime bien les derniers films de Clint Eastwood mais pas leur musique, souvent des nappes sans intérêt. L’avantage, c’est qu’on ne les entend pas. Si Eastwood avait placé une musique plus “remarquable”, ce serait au détriment du film. Certains ont besoin de cet underscore permanent. En France, longtemps l’art et essai s’est défié de la musique de film, voyez Rohmer, Bresson, Straub… L’idée qu’elle ne serait qu’une béquille, un ingrédient « mélodramatique », était un peu ancrée. La plupart des réalisateurs en sont revenus aujourd’hui, mais quand j’ai commencé à travailler il y avait un souci – que je partageais – de ne pas trop en mettre : ce serait un aveu de faiblesse d’y avoir recours. Par ailleurs, pour certains films, il est essentiel que la musique soit d’emprunt. Je n’imagine pas La Maman et la Putain avec un score : que les personnages écoutent du Fréhel ou du Zarah Leander est bien plus intéressant. Lorsque Jean-Claude Biette utilise au générique de ses films des enregistrements rares d’oeuvres classiques, il confronte deux temporalités, celle de l’Histoire et celle, plus triviale, du présent du tournage. »

Parcimonie contemporaine. « La façon dont on compose la musique de film a changé depuis une trentaine d’années. Autrefois Herrmann, Delerue ou Williams se mettaient au piano, jouaient des thèmes, des atmosphères, expliquaient le type d’arrangements qu’ils comptaient faire, puis on enregistrait la musique et on ne pouvait plus revenir en arrière. Aujourd’hui, grâce à l’ordinateur, on peut avoir une idée assez réaliste de ce que sera le résultat : mes maquettes sont déjà orchestrées quand je les propose. L’autre grande différence, il me semble, c’est qu’on utilise moins de musique qu’autrefois. Je viens de lire les Mémoires de Michel Legrand : il est à un moment très fâché contre un réalisateur parce qu’il n’a utilisé que 35 minutes de sa musique. Je pense que c’est le temps maximum de ma musique jamais utilisé sur un film ! Georges Delerue avait, a contrario, conseillé à Truffaut, sur Jules et Jim, de ne pas trop en employer. Delerue reste un modèle, non seulement pour la beauté de ses compositions, mais parce qu’il avait ce souci assez rare de moduler sa musique au plus près des besoins du film. Une musique ne doit pas être composée en pensant à une écoute indépendante. Si elle peut s’écouter seule, c’est tant mieux, mais elle doit avant tout être à l’unisson du film. »

 

Propos recueillis par Philippe Fauvel à Paris, le 2 juin.

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