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Cinémas possibles à Jeonju

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Cinémas possibles à Jeonju

ActualitésFestival international du film de JeonjuFestivals

Publié le 19 juin 2025 par Romain Lefebvre

FESTIVAL. Associant chaleur de l’accueil et sérieux de l’organisation (ici les séances commencent à l’heure), la 26e édition du Festival international du film de Jeonju. (30 avril-9 mai) était traversée par l’esprit d’indépendance.

Quel sens donner à un festival dans une industrie comme celle de la Corée du Sud, dominée par quelques grandes compagnies de production et de distribution ? Intitulé « Possible cinemas », un programme (accompagné de la publication d’un livre) apportait une réponse claire. Aux côtés d’oeuvres de Declan Clarke, Mariano Llinás ou Marie Losier, on pouvait y découvrir Can We Just Love (2018) et Hot in Day, Cold at Night (2021) de Park Songyeol. Comédies de l’amour en temps de précarité, le couple qu’ils mettent en scène s’y allonge moins pour faire l’amour que la sieste, et la frustration existentielle s’y exprime par une tendance de l’écriture à annuler les mouvements : on rompt pour se remettre ensemble, on contracte un prêt pour le rembourser. « Faits maison » par un cinéaste également interprète et chef opérateur, avec la complicité de sa compagne, Won Hyangra, actrice et productrice, les films montraient que l’interrogation sur un cinéma possible porte à la fois sur la capacité à faire exister des économies indépendantes (rompant avec l’injonction à faire toujours plus gros) et sur une certaine position des oeuvres visà- vis du réel, entre attachement à l’ordinaire et tangente créative.

On pouvait se réjouir que ce goût infusât le reste du festival, jusqu’à la compétition internationale. Cycle Mahesh de Suhel Banerjee remettait ainsi en scène et en selle la traversée de l’Inde effectuée pendant la pandémie, en sept jours et en vélo, par un simple plombier. Mais en faisant se côtoyer l’authentique Mahesh et les trois acteurs qui l’interprètent, il brouille les niveaux de réalité et prend des airs de surprenant puzzle spatio-temporel, faisant dérailler le voyage et la réalité sociale du côté de l’océan et de la métaphore.

Poésies quotidiennes

Le rapport tangentiel au réel passait également par de malicieuses mises en abyme, comme dans Park de Yo-Hen So, où deux travailleurs indonésiens s’interrogent sur un tournage qui tourne en rond et baladent eux-mêmes le micro dans le parc d’une ville de Taïwan où ils partagent leurs poèmes. Filmé de nuit, Park séduit par son rythme serein et une mise en scène qui décale l’attention des protagonistes au lieu. Avec la cabine d’un gardien faisant office de studio, le jeu autour d’une station de radio fictive émettant dans les limites de l’espace vert finit de faire des deux conteurs des figures transitoires, relais des histoires et des présences d’une communauté.

De Park à In the Land of Machines de Kim Okyoung, la poésie qui s’immisçait dans plusieurs films semblait émaner du quotidien, qu’elle reflète l’exil et l’expérience de travailleurs immigrés ou les méditations sensibles du jeune Yubin et de ses camarades de classe dans Always de Deming Chen (Prix du meilleur film). Tourné sur cinq ans, observant patiemment l’existence de Yubin dans les paysages d’une province rurale de Chine, tandis que sa famille espère en vain une aide gouvernementale, le documentaire se teinte de mélancolie alors qu’un passage du noir et blanc à la couleur accompagne la transition vers le monde des adultes. Inscription de poèmes, surimpression d’un dessin botanique (dans le beau Then, the Fog de l’Argentin Martin Sappia), marches arrières et split-screen (Cycle Mahesh) : aux styles écrasants et démonstratifs, Jeonju préférait l’inventivité termite. Exposant avec tendresse la transfiguration du timide Harvey alors qu’il envoie des photos dénudées à un magazine gay spécialisé en hommes bien en chair, Cherub du canadien Devin Shears s’ouvrait pour sa part à des plans d’organismes cellulaires. Il était tentant de voir dans ces images au microscope un emblème pour des films portant une attention tenace aux existences ténues, comme pour des sélections valorisant un cinéma possible, dont la modestie fait la liberté et la grandeur.

Romain Lefebvre

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