
Dracula de Radu Jude : Cinéma empalé
ActualitésCritique
Publié le 15 octobre 2025 par
Reconnaissons à Dracula le courage d’exposer ses limites : ses épisodes disparates, reliés par les échanges face caméra entre un cinéaste et une IA fictifs, s’accumulent comme autant de tentatives de démystifier ce qui n’est déjà plus vu comme mythique, de tordre la relation littéralement monstrueuse entre cinéma et histoire, mais aussi entre le présent et son excès nauséabond de représentation.
Dracula est une expérience pénible, symbolisée dans la fiction par ce cabaret où le film revient sans cesse comme point de chute, cercle infernal où des touristes payent pour persécuter un vampire de pacotille, voire forniquer avec lui, seule respiration possible entre les chapitres qui sont autant de variations plus ou moins grotesques (Dracula et TikTok, Dracula et Le Capital…). Le malaise suscité par les images génératives (ici en roue libre) se mélange à celui des jeux de distanciation constants. Décors, costumes, interprétation… tout ici pointe vers la farce.
Sorti à peine un mois après Kontinental ’25, tourné également à Cluj, le nouvel opus de Jude mérite d’être vu à l’ombre de ce petit frère (Cahiers no 823) : le relatif sérieux de cette thèse sur la culpabilité serait le contrepoint de l’irrévérence qui domine dans Dracula (dès les nombreux « Je suis Dracula, tu peux sucer ma bite » qui ouvrent le film aux sexes volants prêts à sodomiser quiconque croise leur chemin dans une des dernières histoires). Pourtant, les deux naissent d’un même désespoir : si les remords de l’héroïne de Kontinental ’25 tendent à symboliser (titre oblige) ceux de tout un continent et de toute une époque, Vlad l’empaleur est approché ici comme icône de l’Europe, incarnation de la dévitalisation de toute une culture dont ne restent que la part vulgaire de ses représentations. Fantoches horrifiques, comiques et pornographiques que l’IA transperce de son imaginaire maladif comme si elle pénétrait le rectum d’une civilisation jusqu’à en faire remonter les immondices vers une régurgitation aberrante.
C’est aussi la grande question de Nadav Lapid dans Oui : Jude se demande quoi faire de la vulgarité omniprésente. Comment le cinéma pourrait-il accepter que l’immonde soit devenu le monde (ou n’a jamais cessé de l’être) ? Il peine cependant à dévier d’une ironie quasi constante dans sa réponse, ce qui rend le procédé, à son tour, quelque peu touristique.

Le cinéaste lui-même se singe le temps d’un plan en voyeur mi-amusé, mi-sceptique, filmant de son portable l’une des visites guidées du film. Les deux adaptations littéraires classiques qui constituent les plus longs chapitres (la nouvelle de moeurs tragique În treacat de Nicola Velea et Vampirul d’Amza et Bilciuresco) rapprochent l’exercice déboulonneur qu’est Dracula du patrimoine culturel roumain lui-même, comme constatant à la fois la force avec laquelle ces mythes irriguent une nation et la façon dont celle-ci ne saurait (ou ne devrait) plus en tirer quelque chose de vrai.
Si Albert Serra ratait déjà la très casse-gueule figure de Dracula dans Casanova, Jude va plus loin ici, en tentant ainsi un salto sans filet : détruire une grammaire du cinéma viciée par les dérives du monde auxquelles cet art a participé, sans que sa réécriture puisse en construire une nouvelle. C’est ainsi qu’il faut lire peut-être le constant polyglottisme des personnages : pas comme un esperanto-bouillie mais comme une novlangue inerte dont les plumes absolues seraient Trump et Musk, rois couronnés par leurs propres réseaux sociaux.
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Reconnaissons aussi au film une forme étrange d’élégance. Alors qu’il pratique l’exercice (lassant) d’offrir au spectateur une constante lecture critique de ce qu’il est en train de regarder (où la complicité se confond avec le paternalisme), Dracula se clôt de façon énigmatique. Un père éboueur regarde sa fille réciter publiquement un poème qui le ramène à sa situation humiliante (la direction de l’école l’oblige à suivre la représentation le plus loin possible de l’établissement : son uniforme de travail y ferait tache). Après 2h45 de postcinéma, Jude semble vouloir se lancer un dernier défi : chercher ce qu’il reste encore à filmer. Peut-être la façon dont un regard peut malgré tout basculer de l’ironie à l’empathie, s’émancipant du cirque d’humiliations constant qu’est devenue la vie ordinaire.
Fernando Ganzo
DRACULA
Roumanie, Autriche, Suisse, Luxembourg, Brésil, Royaume‑Uni, 2025
Réalisation, scénario Radu Jude
Image Marius Panduru
Montage Catalin Cristutiu
Son Sebastian Zsemlye, Jaime Baksht, Michelle Couttolenc, Odo Grötschnig
Musique Wolfgang Frisch, Hervé Birolini, Matei Teodorescu
Interprétation Lukas Miko, Alexandru Dabija, Oana Maria Zaharia, Gabriel Spahiu, Ilinca Manolache, Ana Dumitrascu, Doru Talos, Gheorghe Mezei, Rodica Negrea
Production Saga Film, Nabis Filmgroup, Bord Cadre Films, Paul Thiltges Distributions, RT Features, Sovereign Films, microFILM, Samsa Film
Distribution Météore Films
Durée 2h50
Sortie 15 octobre
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