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Entretien avec Kristen Stewart : Rire, jouir, pleurer, crier

Kristen Stewart photographiée par Mathieu Zazzo pour les Cahiers du cinéma à Deauville, le 12 septembre.

Entretien avec Kristen Stewart : Rire, jouir, pleurer, crier

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Publié le 15 octobre 2025 par Olivia Cooper-Hadjian

Actrice depuis l’enfance, Kristen Stewart a toujours fait des choix de carrière surprenants. Passée derrière la caméra avec The Chronology of Water (en salles aujourd’hui), prix Révélation au Festival du cinéma américain de Deauville, elle a su imposer une forme dont elle détaille la portée politique dans un entretien de notre numéro d’octobre, dont nous vous offrons ici un extrait.

Est-ce la lecture du récit autobiographique de Lidia Yuknavitch, The Chronology of Water, qui vous a décidée à réaliser un premier long métrage ? Curieusement, votre court métrage Come Swim (2017) travaillait déjà le motif de l’eau.

Come Swim est parti d’une image que j’avais en tête, celle d’un homme dormant au fond de l’océan. J’aurais dû m’en tenir à ça. J’ai voulu y fourrer tout ce qui me traversait à l’époque, et finalement, quand je le regarde aujourd’hui, je trouve qu’il ne raconte rien. En tout cas, en lisant The Chronology of Water, j’ai eu le sentiment que c’était un tremplin pour plonger dans l’impression que j’ai moi-même d’être enfermée dans un corps de femme, de la joie qu’il peut y avoir à rompre cet enfermement.

Beaucoup de gens m’ont dit qu’il était inadaptable. C’est un point de vue américain, mais quand on adapte un livre, le but n’est pas de le recracher à l’identique. Les images ont la capacité d’externaliser des expériences intérieures incommunicables, par la manière dont elles sont agencées et par l’expérience du temps qu’elles proposent. Je n’ai pas voulu transformer un livre indiscipliné en récit en trois actes, mais créer une série de situations si vivantes et séditieuses qu’il fallait trouver de nouvelles manières de les organiser, comme on le fait avec ses propres souvenirs. Je voulais donner l’impression que le film vivait à l’intérieur du corps de cette femme, plutôt que de tenir un discours.

Je peux le dire parce qu’on en rit aujourd’hui : quand il a lu le scénario, mon producteur français, Charles Gillibert, m’a dit : « C’est impossible (en français) ! C’est trop gros pour un premier film. Tu devrais faire quelque chose de plus simple. » Il n’a même pas réussi à finir le scénario ! Il me disait qu’il n’avait pas de sens, je lui répondais que ça produirait autre chose : un sentiment très particulier. Ce n’est pas parce qu’un film est difficile à résumer qu’il n’est pas guidé par une intention très claire.

À l’inverse, il est difficile d’imaginer à quoi peut ressembler le scénario en voyant le film. Détailler chaque fragment d’image semble impossible, et pourtant c’est par eux que le récit se déploie. Les visions qui apparaissent comme des flashs étaient toutes dans le scénario, mais nous avons découvert ce que devrait être le contenu de ces visions en cours de route. Par exemple, un contrechamp de Lidia devait montrer un paysage pluvieux par la fenêtre ; quand on a tourné, il y avait un coin de plafond moisi dans la maison, qui faisait écho au motif de l’eau dans le film, en y ajoutant l’idée de dégât. On a remplacé le plan de pluie du scénario par un plan de moisissure.

Si votre film refuse de se focaliser sur un problème (l’inceste, l’addiction), est-ce pour être fidèle au fait que dans la vie de Lidia, et dans la vie en général, on a généralement plus d’un problème à affronter ?

Oui, et ce qui lui arrive n’est pas le propos du film, en fin de compte. Ce n’est pas non plus un film sur Lidia Yuknavitch en tant que personne ou écrivain. Il parle du fait de réorganiser les détails de sa vie d’une façon qui permette de les comprendre et de vivre avec, que ce soit par l’écriture ou d’une autre façon. Si on s’attachait trop à ce qui arrive à Lidia et dans quel ordre, on perdrait de vue le sujet réel du film, qui est que l’on peut réinventer ces récits dont on nous gave, ceux qui nous oppriment et nous privent de nos voix.

S’exprimer haut et fort est vraiment difficile pour une femme, voire impossible pour certaines. Il n’y a rien de plus exaltant que d’arriver à formuler les choses qui nous font souffrir, d’autant plus si on se sent écoutée. On s’affranchit alors de ce qui a voulu nous détruire.

C’est décidément un projet difficile à pitcher pour trouver des financements…

Je n’ai pas arrêté de réécrire les résumés du film. « Une nageuse olympique victime d’abus sexuels devient toxicomane puis mère. » Ce n’est pas ça ! Il s’agit d’écriture, de faire coïncider ses voix intérieure et extérieure, et de la façon dont ça peut sauver une vie. Le film a été difficile à produire parce qu’on me disait que tout cela était trop triste et trop sombre. Pourtant, il ne fait que déstigmatiser des choses qui arrivent à la plupart d’entre nous. Si on ne peut pas mettre de mots sur ce qui est difficile à regarder, on perpétue l’obscurité.

On vit dans un monde qui a été conçu par les hommes. Notre culture a placé dans nos psychés et sur nos corps une série de boutons et d’interrupteurs qui dessinent une carte, qui est censée représenter les filles comme il faut. Il nous faut redessiner cette carte. L’art le permet. Fatalement, si dans le programme télé on lit que le film parle d’inceste, de toxicomanie et de natation, on passe son tour. Mais il y a de la beauté et de l’humour dans ce récit. Imogen Poots a apporté une vraie drôlerie au personnage. Moi, je me marre tout du long, mais je comprends que ce ne soit pas le cas de tout le monde.

Il y a des moments drôles, je suis d’accord ! Vous avez aussi l’audace de flirter avec l’abstraction, d’une façon qui est plus commune dans les arts visuels ou le cinéma expérimental que dans le cinéma de fiction traditionnel.

En tout cas aux États-Unis. Les Français font ça tout le temps. […]

Entretien réalisé par Olivia Cooper-Hadjian à lire dans les Cahiers nº 824, en vente en kiosque en ligne.

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