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Hommage : Stéphane Bouquet

Stéphane Bouquet. © Fabienne Raphoz/P.O.L

Hommage : Stéphane Bouquet

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Publié le 20 août 2025 par La rédaction

Stéphane Bouquet, mort le 24 août dernier à l’âge de 57 ans, est l’auteur d’une œuvre poétique majeure. Scénariste, danseur et chorégraphe, il collabora aux Cahiers de 1993 au milieu des années 2000, et publia des livres sur Pasolini, Eisenstein, Eastwood ou Gus Van Sant. Il cherchait sans cesse dans le cinéma, la danse et la poésie un élan vital, celui des sentiments du temps et de la force charnelle de la réalité – tout ce « qui suffit à confirmer que nous sommes n’importe la- / quelle ponctuation de plus dans la phrase des choses », comme il l’écrivait dans Tout se tient (P.O.L, 2025), son dernier recueil.
En attendant de revenir sur son œuvre dans le numéro d’octobre, nous republions un court texte autour de cinéastes qu’il aimait, « Marcher au désir » (Cahiers n° 595, novembre 2004).

Un motif récidive ces derniers temps dans quelques films : un garçon, ou deux, marchent sans fin ; à force d’errance, ils se perdent dans le paysage, soit forêt (Tropical Malady), soit désert (Gerry, Gus Van Sant), soit décharge publique (O Fantasma, João Pedro Rodrigues), soit immeuble de béton délabré (The Hole, Tsai Ming-liang). Ils s’égarent, volontairement ou pas, mais ce qu’ils perdent alors est bien autre chose que leur route : ils deviennent étrangers à eux-mêmes, plus ou moins qu’homme, animal par exemple. Garçon-tigre, garçon-chien, garçon-cafard, garçon-troupeau-en-quête-de-point-d’eau. Ils vivent ce que Deleuze appelait un devenir. « On n’est pas dans le monde, on devient avec le monde, on devient en le contemplant. » C’est ce qui arrive à ces garçons. Ils marchent, ils libèrent leur puissance de transformation, ils expérimentent des formes de l’être. Car, en fait, ils ne deviennent pas seulement animaux. Le devenir-bestiole n’est que la virtualité la plus voyante d’une métamorphose généralisée. Les deux Gerry ne sont pas loin de se changer en statues de sel perdues sur, confondues avec le lac salé. Dans Tropical Malady, le soldat Keng revêtu de sa cagoule noire fait corps avec la nuit, avec le tronc des arbres. Le fantôme d’O Fantasma, lui aussi revêtu de noir, s’enfonce à son tour dans l’Opaque et devient une vibration du néant. De ce point de vue, les personnages de Shara ou de Brown Bunny semblent proches des premiers, par leur très contemporaine errance solitaire, mais ne le sont pas. Eux restent engoncés dans leur identité, dans leur narcissisme (positif en tant qu’il donne un socle au sujet « je »). Eux restent aux prises avec les forces extérieures de l’invisible et de la mort, et finissent par retrouver la possibilité d’une vie ici-bas, au sein de leur propre corps (la maternité, les larmes). Ce n’est pas la même chose que de vivre la mort comme la conclusion d’un processus interne, comme une donation volontaire de soi à cette ultime puissance de transformation, au devenir absolument non humain de l’homme, à l’extension de la vie même. « Il s’agit toujours de libérer la vie là où elle est prisonnière, ou de le tenter dans un combat incertain », écrit aussi Deleuze. Trouver la mort pour devenir la vie même, telle pourrait être la leçon de ces films.

Tous ces garçons en voie de métamorphose ont un autre point commun. Flotte autour d’eux la possibilité, sinon la réalité, de l’homosexualité. Est-ce que l’homosexualité a un sens ici ? Probablement qu’elle en a deux. D’abord, elle pose le problème du même et du différent. A cet égard, l’homosexualité raffine sur la zoophilie du Porcherie de Pasolini, qui pourrait pourtant passer pour l’ancêtre putatif de ces films récents. Dans Porcherie aussi, il est question d’une puissance de l’errance – l’espace mental et désertique des cannibales – qui ne fait au fond que donner à voir le sujet Léaud se quitter lui-même pour se laisser dévorer par les cochons. Deux fois (car tout dans Porcherie est double, bifide, symétrique / antisymétrique, semblance et dissemblance), deux fois Léaud fait l’aveu de son étrange éros : « Une porte qui grince, un grognement lointain… » Le même grognement que celui du tigre de Tropical Malady, du chien d’O Fantasma, des deux Gerry épuisés, du personnage rampant de The Hole. Mais l’homosexualité permet de se passer d’un dispositif formel complexe d’identité et de différence parce qu’elle intègre au cœur de sa définition du désir la différence du même : ainsi tous les amants s’appellent l’un pour l’autre Gerry.

Des cochons et des cannibales de Porcherie, les films ici cités ont pourtant gardé quelque chose : l’idée que la métamorphose n’a pas lieu sans meurtre ou sans dévoration. Le gros porc laqué qui gît, abandonné, au milieu des entrepôts déserts de The Hole est un symbole de ce qui reste à engloutir pour (se) changer. Les dents des bennes à ordures qui engloutissent les ordures dans O Fantasma, le tigre qui croque le soldat dans Tropical Malady, Gerry qui tue Gerry dans une étreinte qui pourrait être d’accouplement : à chaque fois, la même scène d’exhaustion du désir par la violence. Marguerite Duras a souvent assimilé l’homosexualité à ce goût de la mort (ce qui lui a valu les foudres récentes et crétines du Dictionnaire de l’homophobie). Elle disait que se tenir face à l’homosexualité, c’était vivre la peur, « ce n’est pas la peur de mourir, c’est celle d’être mise à mal, comme par une bête, d’être griffée, défigurée » (Les Yeux bleus cheveux noirs).

Ces films-là, bestiaux, disent à quel point elle avait raison, dans la mesure où l’homosexualité n’a rien d’autre à proposer qu’être désir pour le désir, comme on dit art pour l’art. D’être le désir comme consommation perpétuelle de lui-même, assouvissement (impossible) et achèvement (toujours recommencé). Dès lors, il est naturel que la peur rôde dans tous ces films, naturel aussi qu’elle s’incarne dans l’espace, dans la menace flottante de l’espace, par exemple la crainte d’une bombe à venir mais d’où (The Hole) ? – plutôt que dans des ennemis plus précis. Car si l’espace est la scène où se délivre la chaîne des métamorphoses, il est aussi le lieu où cette chaîne s’affole, où, de métamorphose en métamorphose, il n’y a plus guère qu’une solution possible pour rejoindre le repos certain de l’indifférencié. Et sans doute cet horizon de l’indifférent explique que l’espace dans tous ces films, bien qu’il soit une zone de perte, ne soit jamais filmé comme dédale. Au contraire du labyrinthe, où le moi se chercherait, l’espace est ici un lieu ouvert, une étendue où toutes les directions sont possibles, sont souhaitables. C’est le problème des Gerry : après qu’ils ont pris le mauvais embranchement (ancienne logique du labyrinthe), ils se retrouvent dans une sorte d’aplat sans chemin où tout devient permis. La forêt de Tropical Malady, elle aussi, fonctionne plutôt comme espace ouvert que clos. Les très nombreux plans larges de forêt à perte de vue, qui ne sont le point de vue de personne, ni du soldat ni du tigre, disent bien qu’il ne s’agit pas d’en sortir parce qu’il n’y a pas / plus de dehors à la forêt. De ce point de vue, c’est sans doute João Pedro Rodrigues qui conduit son personnage à la conclusion la plus radicale. Disparaître comme il fait dans le noir, vêtu d’une combinaison de latex noir pareil qui fait corps avec le corps, est-ce autre chose que se faire posséder par l’infini ?

Stéphane Bouquet

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