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Le chagrin sans pitié : hommage à Marcel Ophuls

Marcel Ophuls cinéaste français.

Le chagrin sans pitié : hommage à Marcel Ophuls

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Publié le 21 juillet 2025 par Gaël Lépingle

Mort le 24 mai à 97 ans, Marcel Ophuls était un grand cinéaste dont l’importance reste encore mésestimée. On ne saurait réduire ses explorations de l’histoire du XXe siècle au seul cinéma documentaire tant ces films pleins d’insolence et d’ironie sont travaillés par l’idée que la fiction est salvatrice, jusqu’au cœur des guerres et des horreurs de l’histoire.

Marcel Ophuls insistait : pas d’umlaut (de tréma) sur son nom ! Fils du cinéaste juif allemand Max Ophüls, il avait fui l’Allemagne nazie avec ses parents, pour se faire naturaliser français en 1938, avant d’être contraint à un nouvel exil pour Hollywood. Ce souci d’orthographe, adoptant le choix de son père à son arrivée en France, gardait l’empreinte d’une Histoire agitée. Le père et l’Histoire, deux fils rouges qu’on pourrait appeler Fiction et Documentaire : inextricablement mêlés.

Mais si c’est bien à l’ombre du père que Marcel Ophuls débute dans la fiction (grâce à l’amitié de Truffaut pour le grand Max), l’expérience vire au désastre après une commande avec Eddie Constantine (Faites vos jeux, mesdames, 1965). Adieu joies et lumières de la comédie américaine tant aimée, direction l’ORTF, « il faut bien faire bouillir la marmite ». La suite est connue : après un premier galop d’essai en 1967, Munich ou la paix pour cent ans, qui mêle déjà brillamment archives et entretiens, Ophuls et ses complices journalistes André Harris et Alain de Sédouy frappent le grand coup.

Le Chagrin et la Pitié (1969) est une revanche. Celle de la vérité sur le mythe gaulliste d’une nation résistante, certes, mais aussi celle de la puissance de l’empreinte, du direct, sur les récits frelatés de la fiction – l’Occupation est alors un genre en soi, y compris chez la jeune génération des Rappeneau, Berri, Chabrol, Costa-Gavras – soudain pulvérisés par l’ampleur sèche d’une œuvre qui tient aussi du grand roman, avec ses personnages récurrents (Mendès France, les frères paysans, le pharmacien) et ses fragments déchirants (l’espion anglais gay).

Le film tire sa dimension d’épopée de sa netteté, contre toute grandiloquence, faisant confiance à la force des visages et à la singularité de la parole, celle d’une France provinciale encore très loin du virage de 1968 pourtant contemporain, sans lâcher l’axiome renoirien – tout le monde a ses raisons, même les pires, et il faut bien les montrer. Mais Ophuls y ajoute une ironie inédite, dans les entretiens comme dans les contrepoints du montage parallèle. Une image en contredit toujours une autre, il n’y a qu’à les mettre en rapport, sans voix off mais non sans férocité – le reportage de propagande sur la journée type du « bon » Laval vient tout naturellement torpiller le récit veule de son gendre.

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Puisque les images ont tant menti, comment peuvent-elles encore faire preuve ? Ophuls repart des archives du procès de Nuremberg (L’Empreinte de la justice, 1976) ou du reportage de la BBC le soir de la chute du Mur (November Days, 1991) pour réinterroger leurs protagonistes et mesurer l’écart de l’image d’origine à l’image présente – il ira jusqu’à accompagner in situ les reporters à Sarajevo dans la fabrique de l’information (Veillée d’armes, 1994). De la barbarie nazie aux dictatures d’Amérique latine en passant par les compromissions occidentales, Hôtel Terminus (1988) fera le grand tour du xxe siècle, hissant l’enquête journalistique en implacable thriller documentaire. L’œuvre entière d’Ophuls reste hantée par la mémoire de l’Holocauste et la responsabilité qui nous incombe d’être à la hauteur de notre position de juges et de survivants.

Mais sous son côté procureur, en digne fils de son père, Ophuls ne s’intéresse qu’à la mise en scène, plus précisément à celle de soi. D’où cet incroyable défilé de têtes parlantes clouées dans leurs fauteuils ou canapés pour être passées au scalpel du détail révélateur. Posture, ton, gestes, tout parle ou finit par parler devant la sûreté des cadres et le génie du décor : l’ex-agent secret devant sa piscine (Hôtel Terminus) ou le chef de la Stasi dans sa datcha (November Days), jusqu’au mordant du montage parallèle entre l’ancien Waffen SS se confiant dans le château de Sigmaringen (siège du gouvernement de Vichy en exil en 1944-45, ndlr) tandis qu’un guide fait la visite (Le Chagrin et la Pitié), ou le porte-parole du ministère de la Justice lisant le non-lieu du Parquet de Munich sur Barbie tandis que les masques du carnaval envahissent la ville enneigée (Hôtel Terminus).

Gigantesque film-cerveau, L’Empreinte de la justice va exacerber cette dialectique du montage, découpant chaque phrase pour la retourner contre une autre. Si les juges de Nuremberg se révèlent complices des guerres coloniales, quelle valeur a finalement leur jugement ? Même les cartons affichant nom et fonction ne permettent plus de s’orienter pour jauger un Juste ou un salaud. Ophuls plonge le spectateur dans une centrifugeuse qui extrait moins une vérité qu’une démarche et une inquiétude assumées en toute subjectivité. Car le cinéaste lui-même, montrant l’exemple, n’a de cesse d’exhiber sa « mise en scène de soi ». Chapeau noir « Mitterrand-Fellini, comme tous les grands mégalos », son personnage de clown à « l’amabilité un peu visqueuse » (dixit Ophuls), entre Godard et Michael Moore, permet de colorer les conversations d’une dérision encore accrue quand il double lui-même ses interlocuteurs en voice over. Il ne s’agit pas tant de les piéger à la Lanzmann (le fameux commerçant Klein de Clermont-Ferrand fait plutôt exception), que d’empêcher tout sentiment d’objectivité – Anne Sinclair et le culte télévisé de l’équidistance en feront les frais dans Veillées d’armes.

Le Chagrin et la Pitié - Chronique d'une ville français sous l'Occupation de Marcel Ophuls (1969)

Le Chagrin et la Pitié – Chronique d’une ville français sous l’Occupation de Marcel Ophuls (1969)

S’inspirant des fameux narrateurs-bateleurs de son père, Ophuls redistribue les cartes en toute autorité, confrontant non sans brutalité ses images à des extraits de fiction, dans un retour du refoulé à la fois intime et historique. Le monde entier est un théâtre, et la chute d’Egon Krenz (November Days) ou l’angoisse de la population bosniaque assiégée trouveront leur chambre d’écho shakespearienne dans l’assassinat du Jules César de Mankiewicz ou l’attente nocturne des troupes du Henry V de Laurence Olivier. Jouant des rimes entre ses images et celles de l’histoire du cinéma, Ophuls se sert sans vergogne sur la bête et fait son miel des grandeurs lyriques de la fiction. Loin des effets d’habillage du « documentaire de création » actuel, ses plans peuvent garder une âpreté, une frontalité têtue que les ors hollywoodiens se chargeront de rédimer – ainsi la reporter Martine Laroche-Joubert mise en lumière par les femmes hawksiennes (Jean Arthur et Rosalind Russell). Cette friction de la fiction transforme les films en palais ouverts aux quatre vents où s’engouffre tel contrepoint grinçant (un tap dance de James Cagney renvoie à un acteur bosniaque cul-de-jatte), illustratif (un témoin compare une rafle ratée aux opérations de police chez Mack Sennett) ou personnel (les films du père). Musique et fond sonore débordent pour contaminer la suite. Ophuls est logé au Holiday Inn de Sarajevo ? Il envoie la chanson de Bing Crosby (du même nom) avant d’en apprendre les paroles à un reporter.

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Ce rire terrible, au cœur de l’abjection, pourrait donner l’impression d’une absence d’empathie, renforcée par l’approche sarcastique des salauds auxquels Ophuls aime s’affronter. « Si on ne fait que des choses avec des gens qui sont de votre bord, à quoi ça sert ? Pour l’Histoire du xxe siècle, ça n’a pas d’intérêt. Et puis aussi par goût du jeu, on joue avec les poupées, avec ce qui vous amuse, tout de même ! » Mais sous cette apparente désinvolture couve une libido exacerbée pour l’exercice de la pensée, qui s’exprime tous azimuts dans L’Empreinte de la justice : Ophuls retourne la caméra sur la femme qu’il aime (son épouse) dont il fait un personnage-témoin, lance une chanson de Fred Astaire en route vers le village d’une doctoresse nazie, et met tout le monde à poil dans une hallucinante scène au sauna où des trentenaires débattent vengeance et responsabilité de leur génération.

Ce qu’a d’unique la geste d’Ophuls tient là, dans cette volonté d’indifférence goguenarde, cette intelligence stratégique de la joie, pour ne pas se laisser anéantir. Pensons à la fin d’Hôtel Terminus avec Simone Lagrange dans la cage d’escalier où sa famille a été déportée. Le film s’arrête brusquement, dédié à la voisine qui a eu un geste pour elle. Un seul geste, et l’humanité est sauve – provisoirement. Dans un retour à l’origine, voici Marcel avec Simone Lagrange, en Peter Ustinov avec sa Lola Montès. Le cinglant maître de cérémonie se trahit, l’ironie acerbe n’était que l’arme d’une compassion sans mesure.

Gaël Lépingle

 

 

 

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