
Lynch lithographe : péril en la demeure
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Publié le 20 août 2025 par
EXPOSITION. Jusqu’au 21 septembre, la galerie Duchamp à Yvetot expose plusieurs lithographies de David Lynch : une autre porte d’entrée de son univers s’ouvre, non pas en complément mais bien en vis-à-vis de son travail de cinéaste.
La sirène d’une ambulance retentit en boucle dans l’espace aux allures de nocturama où teintes rouges et bleues finissent par se mêler. Le son du tout premier court métrage de David Lynch, Six Men Getting Sick (1966), donne le ton : cette alerte infinie rythme la visite de l’exposition qui fait la part belle à la pratique de la lithographie. Flammes, éclairs, corps difformes et maisons en proie aux insectes peuplent ces saynètes dont on devine souvent les rideaux de part et d’autre du dessin. L’ambiance est électrique et surréaliste. D’un surréalisme à la Marcel Duchamp, auquel Lynch rend hommage dans une de ses estampes : le corps blanc d’une femme est étendu sur l’herbe, jambes ouvertes, une lampe à la main ; son visage nous est caché. Et ces deux lettres inscrites, E. D., l’abréviation d’Étant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage… (1946-1966), renvoyant à cette œuvre secrète, voire testamentaire, de Duchamp, seulement visible par deux trous percés dans une porte. Elle est exposée au Philadelphia Museum of Art depuis 1969, et Alexandre Mare, commissaire de l’exposition, aime à imaginer le jeune David Lynch, tout juste sorti des Beaux-Arts de la ville à cette époque, y jeter un œil, tel Jeffrey Beaumont (Kyle MacLachlan) dans Blue Velvet. Lynch déclarait d’ailleurs : « Pour accéder à d’autres dimensions, il faut passer par quelque chose. Il y a peut-être plein de trous par lesquels on peut passer. » Regardeur, voyeur et visionnaire, Lynch ne cesse de vouloir passer d’un espace à l’autre, et la scénographie de l’exposition est une invitation à circuler dans un lieu tout liminaire qui n’est pas sans rappeler la fameuse Red Room. Une traversée sous forme de storyboard, montage d’une image à l’autre, sous le regard goguenard d’un hibou empaillé pince-sans-rire, tout droit sorti de Twin Peaks et posé là sous les poutres de l’ancienne minoterie.

Pierre de folie
La folie serait causée par un caillou logé dans la tête : c’est la croyance, qui a la peau dure au Moyen Âge, telle qu’elle est représentée dans La Lithotomie (vers 1494) par Jérôme Bosch. Cette Extraction de la pierre de folie (son autre titre) pourrait être une bonne définition de l’usage de la lithographie par Lynch. Sur l’une des premières pierres qu’il a inscrites, on peut deviner la façon qu’il avait de travailler en « milieu humide », c’est-à-dire en partant de l’encre noire mêlée à beaucoup d’eau. De ce lavis en peau de crapaud, matière plastique très malléable, il révélait d’abord les particularités de chaque pierre puis peignait cette surface avec des instruments, mais aussi avec les doigts, pour donner forme à sa vision. À la différence d’un geste de gravure qui entaille, la lithographie est rendue possible par la pierre calcaire et poreuse qui absorbe naturellement l’eau et garde l’encre grasse à sa surface. Le dessin s’imprime ainsi sous la presse imposante que Lynch surnommait Moby-Dick et qu’il a filmée dans un court métrage intitulé Idem Paris de 2013 présenté au sous-sol de la galerie, véritable hommage à l’atelier du même nom où il s’est rendu régulièrement pendant plus de dix ans. La caméra est entraînée dans un mouvement panoramique de gauche à droite, de droite à gauche, suivant la cadence de l’impression de la pierre matricielle à son multiple sur papier. Puis, face à la machine, on suit le mouvement ascendant sur l’impressionnante verrière de l’atelier, comme si le corps de l’artiste finissait par passer lui-même sous presse.


Poisse et secousse
Les images imprimées suintent comme dans son cinéma. Les murs dans ses films rendent leur jus là où la pierre lithographique rend l’encre. Les espaces y sont sombres, insondables et rappellent les intérieurs oppressants de Lost Highway ou visqueux d’Eraserhead. Les figures barbouillées renvoient à The Bum près des poubelles du diner de Mulholland Drive, ou au bûcheron au visage noirci qui cherche du feu dans Twin Peaks: The Return. On retrouve ainsi dans ces lithographies signées entre 2007 et 2020 ses obsessions cinématographiques passées et futures.
Cette facture si particulière de la lithographie agit sur nous comme une sorte de pré-cinéma à la manière d’une flamme qui danse et, par jeu d’ombres, anime le corps : partout l’encre tremble, le dessin crie, les figures se dérobent et l’espace vibre, comme quand Lynch secoue la caméra. Un goût de la saccade qu’on trouve déjà dans The Alphabet (1969), sûrement projeté ici pour ces lettres qui apparaissent une à une, telles des ectoplasmes sortis de ce corps féminin au visage peint en blanc évoquant les photographies de cabinets de spiritisme du début du XXᵉ siècle.

Les visions angoissantes de Lynch ne se font jamais sans un certain humour, un bizarre-drôle porté par le texte, toujours ajouté à la fin dans la composition. Dessin au même titre que le reste, à la graphie légèrement vacillante (« house of electricity » ; « insect on Chair »; « I have wild Chicken » ; « mountain with eye » ; « oh, A BAD DREAM comes »), sous-titre à l’écran ou titre redoublé sur le papier, le texte n’illustre pas mais décale le regard. Ce ne pourrait être que descriptif, ça devient biscornu. Pour exemple, House With Insects (2020) représente bien la forme dense d’une maison archétypale, avec cheminée et toit pointu, mais dans un paysage liquide où l’insecte se fait autant araignée que pieuvre. Dans cette perte de repères, une flèche pointée dans le ciel en guise de signalétique et dirigée vers… vers quoi ? Un requin-léopard volant ? Les lithographies de Lynch deviennent un grand imagier enfantin dans sa version cauchemardesque. Ou prophétique : « Fire on Stage », « Fire in City » et « My House Is on Fire – Modern Device ».
Anna Buno
Anciens Numéros