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Ma vie ma gueule de Sophie Fillières

© Cahiers du Cinéma

Ma vie ma gueule de Sophie Fillières

ActualitésFestivalsQuinzaine des cinéastes 2024

Publié le 15 mai 2024

Uku-ailé

Une page Word blanche et des allers-retours pour trouver la police qui lancera le texte. Arial ? Hebrew ? Avenir ? Ça tape sur les touches et commente à voix haute les défauts de glyphes aux noms abscons. « Ma vie ma gueule » s’inscrit sur le document. Par ce titre s’amorce l’autofiction, en forme de ballade rétrospective, d’épitaphe drolatique, même si Sophie Fillières ne savait pas encore qu’elle signait là son dernier film. Morte peu après la fin du tournage, elle a laissé à ses proches (dont ses enfants, Agathe et Adam Bonitzer) le soin de terminer le projet pour elle.

Comment s’en aller, en cinéma ? Quel geste, quel portrait composer, à la fin ? La réponse de la réalisatrice, à son image, est à la fois délicate et frontale. Son autoportrait s’incarne dans un alter ego, nouvelle figure de femme « bordeline », dans les pas de l’anesthésiste trouble de Gentille ou de l’autrice en mal d’inspiration d’Un chat un chat. Ici, elle se nomme Barberie Bichette. Cette Barbie(turique) cinquantenaire, pubarde de métier mais poète de vocation, tient sur le fil du rasoir, entre envolées fantasques et gouffres paranoïaques. Agnès Jaoui lui prête une sensibilité étrange, tranquillement inquiète – auprès de ses enfants, amis, médecins ou de gens de passage. Sa présence combine le proche et le lointain : bustes et hanches font face, visage et regard s’évadent. Sa voix traîne. Son existence efface autant de traces qu’elle en laisse.

Pif, Paf, Youkou ! : Les trois actes farceurs de cette tragi-comédie fuient toute tentation hiératique. Le portrait, instable, cherche à préserver ce qui en nous bouge et se contredit. Il se fabrique à coup de ruptures de ton, d’ellipses, de ratures pour ainsi dire (à l’image des sorties de champ de Barberie, qui appellent souvent un retour, comme pour rectifier un élément du cadre ou de l’action). On connaît l’art de Sophie Fillières pour jouer du « jeu » (au sens d’articulation, de jointure). Elle travaille l’écart de soi à soi, de soi aux autres – comme dans La Belle et la Belle, où deux actrices incarnaient la même femme à deux âges différents. Cela produit des formes d’énonciation singulières, les dialogues et monologues glissant en adresses instables, tels ces champs-contrechamps boiteux qui façonnent les scènes jubilatoires au cabinet du psy. La dissonance œil/oreille et son/image contribue encore à faire de cette trame une surface joyeusement désajustée. On repart au son d’un ukulele d’apothéose que Philippe Katerine fait sonner dans la lande écossaise. Un thème pour une Arcardie loufoque, lieu idéal du cinéma de Sophie Fillières.

Élodie Tamayo

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