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Mountainhead de Jesse Armstrong : Zone d’intérêts

Mountainhead de Jesse Armstrong

Mountainhead de Jesse Armstrong : Zone d’intérêts

ActualitésCritiqueHors salles

Publié le 30 juillet 2025 par Raphael Nieuwjaer

Le premier long métrage du créateur de la série Succession a beau arriver précédé de la rumeur d’une déception parmi le public américain, il prouve que Jesse Armstrong vise toujours aussi juste.

Confession : encore stupéfait par la découverte du film de Jonathan Glazer, il ne m’était pas rare l’an dernier d’avoir le sentiment d’être dans la « zone d’intérêt ». Non par accointance politique avec la famille Höss, mais parce que le cinéaste me semblait être parvenu, tout en reconstituant minutieusement le quotidien du commandant d’Auschwitz-Birkenau et de ses proches, à saisir quelque chose d’un régime d’expérience très actuel : le clivage qu’entraîne la parfaite contiguïté du confort et de l’horreur, de la stabilité et du désastre. Vertige de ce mur protecteur, de cette routine lénifiante, dont il fallait bien constater qu’ils étaient, d’une certaine manière, les miens.

Sans avoir son acuité formelle, The Mountainhead partage avec La Zone d’intérêt son intelligence topographique. Il s’agit, là encore, de mesurer la distance à la fois abyssale et dérisoire entre deux mondes dont l’un s’obstine à ne pas voir qu’il est la condition de l’autre.

Mountainhead de Jesse Armstrong (2025)

Mountainhead de Jesse Armstrong (2025)

Référence appuyée au roman d’Ayn Rand devenu bréviaire des libertariens (The Fountainhead, La Source vive en français, adapté au cinéma par King Vidor), « Mountainhead » est le nom de la nouvelle résidence que s’est fait bâtir Hugo Van Yalk (Jason Schwartzman) dans les montagnes de l’Utah. Ses matériaux cossus, ses dizaines de pièces et ses vastes baies vitrées n’impressionneront aucun des trois amis invités pour un week-end de poker, incommensurablement plus fortunés que ce créateur d’applications de méditation, bien incapable de se faire son premier milliard.

Mais, concentrant la dramaturgie, ce nid d’aigle matérialise à la perfection la volonté sécessionniste des ultra-riches, dont les existences tendent à se déployer à la verticale d’une quelconque réalité partageable. Le prologue ne manque à cet égard ni d’efficacité ni de pertinence, chaque invité glissant de jet privé en hélicoptère puis en flotte de SUV – et tant pis pour le docteur abandonné sur le tarmac après une consultation aérienne.

Lire aussi: “Vieillesse, addictions, dégénération sexuelle, libéralisme… Succession fait converger corps et argent, comme les parties intégrantes d’une même et obscène ruine sur pattes” (payant)

Quoi de mieux, surtout, que ces hauteurs immaculées pour célébrer le lancement d’une application nourrie à l’intelligence artificielle dont les effets dévastateurs ne parviendront jamais au quatuor que sous la forme de vidéos virales et de variations boursières ? Cet écart entre les actes et leurs conséquences est l’occasion pour Jesse Armstrong, après la série Succession (2018-2023), de continuer à dépeindre l’hubris des classes dominantes autant que leur dangereuse bêtise.

Le conflit moral entre les promoteurs d’un marché sans frein, et même d’une post-humanité, et l’unique partisan d’une régulation technologique se formule de manière théâtrale au sens le plus classique qui soit, mais offre une vulgarisation opportune des débats en cours dans les sphères du pouvoir américain – de façon plus ou moins transparente, les personnages s’inspirent en effet de figures comme Sam Altman, Elon Musk, Peter Thiel ou Curtis Yarvin.

Mountainhead de Jesse Armstrong (2025)

Mountainhead de Jesse Armstrong (2025)

Le talent d’Armstrong est alors de faire entendre la langue de ce technocapitalisme, dans laquelle le jargon professionnel se mêle aux emprunts à la culture populaire et aux vannes permanentes. Alors que l’alliance du pouvoir et de l’humour, par son mépris des normes de discours, paraît corroder toujours plus la possibilité d’une opposition politique consistante, Mountainhead capte pratiquement en direct le triomphe de ce que les Anglo-Saxons, toujours percutants en matière de néologismes, nomment la « broligarchy ». Vingt ans après le triomphe de la comédie de potes à la Apatow, Steve Carell se fait en quelque sorte le relais des générations, témoignant du fait que le rire peut aussi servir à asseoir la domination la plus féroce.

Raphaël Nieuwjaer

MOUNTAINHEAD
États-Unis, 2025
Scénario, réalisation Jesse Armstrong
Image Marcel Zyskind
Montage Mark Davies, Bill Henry Décors Stephen H. Carter Costumes Sysan Lyall
Musique Nicholas Britell
Interprétation Steve Carell, Jason Schwartzman, Cory Michael Smith, Ramy Youssef
Production HBO
Durée 1h39
Diffusion Max

 

 

 

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