
Palombella rossa de Nanni Moretti (1989)
ActualitésCritique
Publié le 4 septembre 2025 par
Avec Palombella rossa, Nanni Moretti transforme l’errance d’un député communiste amnésique en parabole burlesque et mélancolique sur une gauche déboussolée, déjà confrontée à l’oubli et à la spectacularisation du politique.
Lorsque Palombella rossa sort en Italie en septembre 1989, le Parti communiste italien se cherche encore un cap cinq ans après la mort de son dirigeant historique Enrico Berlinguer. Le film est distribué dans les salles françaises à la fin du mois de novembre, trois semaines à peine après la chute du Mur de Berlin. Un an et demi après, en février 1991, le PCI est officiellement dissous et donne naissance au Parti démocrate de gauche. On aurait pu craindre que le mouvement de l’Histoire condamne Palombella rossa à une forme d’obsolescence. Loin d’être anachroniques ou incompréhensibles, les tribulations du député communiste Michele Apicella (Nanni Moretti) pendant une partie de water-polo, alors qu’il n’a pas encore recouvré sa mémoire perdue dans un accident de voiture, n’ont jamais paru aussi pertinentes.
La vulnérabilité dont Moretti dote son député communiste s’est désormais étendue à toute la gauche européenne, attaquée par des adversaires agressifs et caricaturaux qui ne cessent de la renvoyer à un devenir minoritaire et divisé. Le cinéaste pointe déjà l’hystérisation du débat public et la spectacularisation des discours, qui se résorbent et se perdent dans le cri, la cacophonie, l’exaspération. Lors d’un débat télévisé, la tirade de l’opposant de droite qui veut obliger Michele à reconnaître sa dette envers les États-Unis résonne comme l’aveu prémonitoire d’une servitude volontaire, à un moment où les dirigeants américains imposent brutalement leurs conditions à une Europe ouvertement méprisée. Quant à l’amnésie, Moretti l’a constaté dans son dernier film : elle n’est plus le fait d’un homme seul. Elle s’est emparée de plusieurs générations d’Italiens qui ont tiré un trait sur les espérances et les contradictions suscitées par le communisme dans l’Italie d’après-guerre. D’ailleurs, le cirque itinérant hongrois qui traverse Vers un avenir radieux porte le nom de Budavari, tout comme le poloïste moustachu affronté par Michele.
Pourtant, cet oubli de l’Histoire ne possède pas seulement une vertu critique qui permet de questionner ce qui reste d’une utopie et d’un engagement. Le politique constitue un axe autour duquel Moretti ne cesse de se décentrer, une force de gravitation à laquelle il s’efforce de se soustraire. Par l’amnésie, Michele regarde ceux qui l’environnent comme il ne les avait jamais vus. Il s’écarte de son équipe dans un geste de retrait défiant, mais se découvre aussi des points de contact qu’il avait ignorés : avec les joueurs, le public du match ou ceux qui pleurent devant Le Docteur Jivago. Le regard qui rend le monde à son absurdité et justifie une attitude de fière solitude est le même que celui qui fait émerger une nouvelle solidarité.
Le plan d’ensemble permet à Moretti d’associer ces directions opposées. Il isole évidemment son personnage et place sa gestuelle du côté d’un bur- lesque mélancolique : le sportif maladroit devient alors une variante du clown triste, et ses gestes dérythmés le séparent du collectif. Mais le vide n’est qu’un moment du plan : il n’est ni son des- tin ni sa fin. Palombella rossa ne cesse de remplir ses plans de figurants, d’élargir ses cadres pour y accueillir la foule. « Qu’est-ce qu’être communiste ? C’est un sentiment de totalité », déclare le maître spirituel incarné par Raoul Ruiz.
Cette logique d’expansion mène à un « silence », comme le répète Michele dans un regard-caméra adressé au spectateur : « Chaque but est un silence et chaque silence un but.» Ce silence n’appartient pas uniquement à l’ordre de la parole, il s’agit aussi d’un inachèvement qui prend la forme d’un faux mouvement, comme le penalty que Michele tire trop tôt, ou d’un geste suspendu, telles ces mains dirigées vers le haut dans le plan de conclusion, incarnation fragile d’un désir de dépassement. Le sentiment d’exclusion et l’appel de la fuite cohabitent en permanence avec la volonté de se rassembler comme de se ressembler : rester « différents » mais « semblables », comme il le crie dans sa toute dernière tirade.
Moretti cherche à articuler un temps qui n’existe plus et un monde qui n’existe pas encore. Vers un avenir radieux témoigne encore de cette ambition, mais sur une alternance entre la réalité et le film-dans-le-film. En régulant la mise en scène de l’intérieur, depuis sa position d’acteur, il unifie sa persona, alors que Palombella rossa s’ingénie au contraire à la faire éclater : différents acteurs pour un seul personnage, différents états du corps pour un seul acteur. Film de famille, autofiction et confession à la première personne constituent sa part fellinienne, avec ses éclats de passé imprévisibles qui exhument des sensations primitives. En montrant un adolescent qui bouge ses lèvres en même temps que Bruce Springsteen chante « I’m on Fire » ou des spectateurs émus par la musique de Maurice Jarre, Moretti recrée un espace commun avec le spectateur en deçà de toute psychologie, comme il le fera dans Journal intime avec des morceaux de Leonard Cohen et de Keith Jarrett. Face caméra, en citant « E ti vengo a cercare » de Franco Battiato, Michele exalte un « sentiment populaire ». Palombella rossa épuise l’efficacité supposée des discours et leur violence latente pour libérer une émotion conjointe hors de l’étau de la langue.
Jean-Marie Samocki
PALOMBELLA ROSSA
Italie, France, 1989
Réalisation Nanni Moretti
Scénario Nanni Moretti
Image Giuseppe Lanci
Son Franco Borni
Montage Mirco Garrone
Musique Nicola Piovani
Décors Giancarlo Basili, Leonardo Scarpa
Interprétation Nanni Moretti, Silvio Orlando, Mariella Valentini, Asia Argento
Production Banfilm, Palmyre Productions, La Sept Cinéma
Distribution Banfilm / Reprise Malavida
Durée 1 h 26 min
Sortie 29 novembre 1989
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