
Belfort, où les faibles sont forts
FESTIVAL. La compétition de la 39e édition d’Entrevues accueillait des films rugueux et ouverts à la contradiction.
Réunissant premiers, deuxièmes et troisièmes films, la sélection d’Entrevues continue de mettre l’accent sur des gestes singuliers. Dans The Antique, la Géorgienne Rusudan Glurjidze évoque de façon oblique l’expulsion illégale de milliers de ses compatriotes de Russie en 2006. Avec sa mise en scène distanciée et ses personnages énigmatiques, elle ne compte pas sur l’empathie traditionnellement requise lorsque l’on veut dénoncer une injustice politique, mais sur les puissances de la métaphore. L’appartement du vieux Vadim à Saint-Pétersbourg tient lieu de synecdoque d’un pays sénile. Il est vendu à bas prix à Medea, antiquaire, à la condition qu’elle cohabite avec son occupant jusqu’à la mort de celui-ci. Le domicile empli de meubles anciens charrie une histoire encombrante, comme ces reliques que Vadim refuse de jeter, prenant la poussière dans une cuisine qui en devient inutilisable. Rusudan Glurjidze accule Medea dans une atmosphère de menace où les plus puissants sont les plus paranoïaques, tandis que ceux qui risquent gros disparaissent en silence. L’atypie du Moineau dans la cheminée ne surprendra guère de la part de Ramon Zürcher, après L’Étrange Petit Chat et La Jeune Fille et l’Araignée (coréalisé avec son frère Silvan). L’angoisse s’y répand non dans un appartement pétersbourgeois, mais dans une maison de la campagne suisse, où une famille se réunit pour célébrer l’anniversaire de Markus. Mais le comportement de son épouse Karen envers leurs enfants et sa propre sœur révèle bientôt sa part de vice et vient troubler la fête. Avec une inventivité démoniaque, le cinéaste déploie une panoplie de répliques sournoises et d’actes malveillants qui frôle l’insupportable. Mais cette épreuve, illustrant avec insistance la façon dont le mal-être se répand comme un poison, trouve sa justification lorsque les personnages découvrent finalement des voies leur permettant de le désamorcer ou le sublimer. Autre lieu traumatique : l’hôtel thaïlandais où Victoria Verseau subit une opération de changement de sexe, et où elle rencontra Méril, qui devint sa meilleure amie. Pour Trans Memoria, elle y retourne avec deux femmes en attente d’être opérées, la ville tropicale déserte nourrissant l’évocation d’un rapport compliqué à la chair, et de la disparition de Méril. Tandis que nombre de films « de transition » font de l’opération un aboutissement, la cinéaste aborde les difficultés que celle-ci implique et qui y survivent. Une vérité presque taboue, dont elle s’abstient de faire une généralité en accueillant les points de vue divergents de celles qui l’accompagnent. En ces temps de polarisation, la discussion ouverte qui s’engage entre les trois femmes paraît d’autant plus précieuse. Indirectement, le court Colloque des chiens de Norman Nedellec y fait écho lorsque deux canidés soudain doués de parole s’étonnent eux-mêmes d’avoir la capacité de penser, ayant intégré que c’était là le privilège de « l’homme ».
De même que Victoria Verseau confesse son rêve tenace d’une sexualité hétéronormée, les chiens-philosophes butent contre l’idéologie dévalorisante qui s’est fixée en eux. Adaptant une nouvelle de Cervantes, Nedellec subvertit malicieusement la doxa qui condamne l’anthropomorphisme en plaquant des voix humaines maniant une langue châtiée sur les gros plans des gueules des deux chiens. L’artifice manifeste du procédé révèle d’autant mieux l’élan irrépressible qui nous invite à interpréter leurs expressions en fonction des paroles qui leur sont prêtées – une manifestation de notre vanité, mais aussi d’un désir têtu de tisser des liens avec ceux que nous ne comprenons pas.
Olivia Cooper-Hadjian
Anciens Numéros