
La danse d’Amy Sherman-Palladino
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Publié le 7 mai 2025 par
Après l’excellente La Fabuleuse Madame Maisel, Amy Sherman Palladino présente Étoile, série chorale entre Paris et New York dans le monde de la danse, le même qui l’obsède depuis l’enfance et définit presque son art de la série.
Votre travail se centre d’habitude sur un personnage ou un binôme, Midge Maisel et son agent Susie, Lorelai et Rory Gilmore… Étoile était l’occasion de tenter une structure plus chorale ?
C’était surtout notre tentative de faire une comédie ancrée dans un lieu de travail. C’est un genre qui ne m’a jamais intéressé auparavant, mais le monde de la danse est si bizarre et ridicule que l’idée semblait marcher. Ce sont des gens dont chaque moment du quotidien est pensé par rapport à la pratique de la danse, il y a une forme d’enfermement y compris quand on n’est pas sur place qui me permettait des changements de rythme. La Fabuleuse Madame Maisel se déroulait dans les années 1950-60, un monde où tout est beau, en technicolor, mais avec son lot de problèmes de production : les robes, les corsets, les voitures, la nécessité de cacher tout élément contemporain… Je me suis dit qu’avec cette série on n’aurait pas ce genre de préoccupations, mais c’était optimiste. Au moins, on a pu filmer New York, notre maison, telle qu’elle est aujourd’hui, ou Paris, sans autre préoccupation que de nous focaliser sur les personnages, la danse.
Quelle est le lien entre Étoile et Bunheads, votre série de 2012 sur le ballet ?
Bunheads avait fini trop tôt (après seulement une saison, ndlr), et j’en garde un regret éternel. C’était un coming of age sur quatre filles qui ont la danse classique en commun. Ici, ce sont des professionnelles. Bunheads était un monde merveilleux, Étoiles c’est le monde réel. Deux des actrices de la première série, qui avaient alors 11 et 16 ans, sont devenues depuis des danseuses professionnelles et font partie de la compagnie new-yorkaise d’Étoile.
Votre série fait penser aux deux films de Frederick Wiseman, Ballet (1995) et La Danse, le ballet de l’Opéra de Paris (2009), à tel point que les protagonistes les présentent dans une projection à New York…
Ces films ont été une grande source d’inspiration. Je voulais que tout l’équipe regarde Ballet et comprenne ce qu’on cherchait à obtenir, alors je les ai tous enfermés dans une salle de cinéma pendant quatre heures. Wiseman est un vrai génie, tout le matériau qu’il a filmé est extraordinaire. Il a tout saisi : les temps morts où les gens dorment dans un couloir, ce qui se passe pendant les tournées… Dans la danse classique, il y a beaucoup de concurrence, certes, mais c’est aussi une affaire de groupe, de bande, on dépend les uns des autres, comme des amis très proches mais qui veulent tous une seule et même place : Wiseman a parfaitement capté ça.
Ce type de vie a aussi été le vôtre.
Je voulais être danseuse – j’ai essayé, ça n’a pas marché, de toute évidence. Mais quand on l’aime vraiment, on ne perd pas son rapport à la danse. Avez-vous remarqué que les danseurs et danseuses s’assoient d’une drôle de façon ? Un peu comme un chauffeur de camion, avec les jambes très écartées. Il y a une absence de pudeur physique tellement le corps est une matière qu’on malaxe tout le temps, voire qu’on tripote d’une façon qu’on n’accepterait point ailleurs. Je voulais revenir à ça, être entourée de danseurs. Ils sont très purs. C’est une forme d’art où vous avez pratiquement la garantie de ne pas gagner un rond. Il y a un amour de la forme qui me donne une grande sérénité, alors que mon quotidien est souvent fait de rapports tendus en raison des budgets, des refus du studio… Si vous vous sentez amer un jour, allez dans un studio de danse et traînez un peu avec eux, ça changera tout.
Votre mise en scène semble aussi marquée par la danse : on comprend mieux votre goût du plan-séquence quand on voit comment il permet d’observer le corps des danseurs et leurs mouvements.
La façon dont j’écris et je dirige est basée sur le rythme, le mouvement permanent. C’est ainsi que je vois la vie et que j’aime que les choses fonctionnent, que ce soit en plan-séquence ou pas, c’est mon style. Il y a un métronome permanent. En ce qui concerne la danse, je crois profondément que le corps et le mouvement sont la base et que les découper est un contresens. J’ai amené mon chef opérateur et mon cadreur steadycam aux répétitions pour qu’ils regardent depuis tous les angles et soient prêts à suivre les danseurs. Il faut savoir parfaitement ce qu’on veut saisir pour qu’au moment où les danseurs arrivent on puisse honorer leur travail.
Dès le premier épisode, on retrouve bien un numéro de danse en plan-séquence.
Oui, un solo de Lou de Laâge sur la chanson « Big in Japan ». Il est arrivé très tard sur le tournage. Ce numéro était censé vous montrer la personnalité de Cheyenne, qui canalise sa frustration et sa rage dans la danse, ce qui l’empêche de tuer tout le monde. Mais ce qu’on avait prévu ne marchait pas. Alors à la toute fin du tournage, j’ai décidé de refaire la scène. J’ai toujours pensé que cette chanson de Tom Waits pouvait marcher en danse classique, je ne sais pas pourquoi, un peu comme quand j’avais utilisé un morceau de They Might Be Giants dans Bunheads. La voix de Waits définissait pour moi la danse de Cheyenne. J’en ai parlé à ma chorégraphe, nous sommes revenues au studio, et on a proposé quelque chose très vite. Le seul piège du plan-séquence était le moment où Lou se glisse sous un piano. Il fallait que la caméra capte ça en plongée, donc passer par-dessus le piano. Dans la steadycam il y a quelque chose de plus humain, de moins figé qu’avec une grue, un côté tête-à-tête, une danse, quoi. Mais passer avec une steadycam au-dessus un piano n’est pas simple. On m’a dit : « on pourrait peut-être faire une coupe, quand même, ça ne se verrait pas. » J’ai hurlé : « Non ! pas de coupe, faites ce que vous voulez mais sans couper ! » Heureusement je travaille avec la même équipe depuis le pilote de Maisel, ils savent parfaitement que je suis cinglée.
Ce rythme est très frappant dans vos dialogues. Atteindre ce débit de screwball comedy était-il facile avec des actrices françaises ?
Les acteurs français parlent incroyablement vite. J’ai passé toute ma vie à chercher des acteurs qui parlent ainsi ! Dans Maisel on se moquait de moi parce que je disais souvent après une prise : « C’est super, faites pareil mais plus vite. » Mais les Français parlent déjà à toute vitesse et sans aucun respect pour la ponctuation. Six phrases vont en devenir une seule, sans césure. Mon rêve ! Parfois je me retournais vers notre interprète pour lui demander s’ils avaient vraiment dit tout ce qui était écrit, un peu comme Chaplin et la machine à écrire du Dictateur.
Entretien réalisé par Fernando Ganzo à Paris, le 22 avril.
La version intégrale de ce texte paraîtra dans le numéro de juin des Cahiers.
Étoile d’Amy Sherman-Palladino, diffusion sur Prime Vidéo.
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