
Le surhomme de la rue
ActualitésCritique
Publié le 11 juin 2025 par
Attention, blockboomer : « Tu… passes… trop… de temps… sur… internet », lâche Ethan Hunt (Tom Cruise) à un adversaire qu’il bourre de coups entre chaque mot dans MI 8. Longtemps, la franchise a participé de la surenchère technologique qui étend les pouvoirs de la surveillance pour nourrir la bête scénaristique, sans lâcher son argument publicitaire de premier ordre : la prise de risque physique de son acteur-producteur. Il est donc logique que ce pan ultime (réel ou supposé) se ronge de l’intérieur en mettant en scène l’affrontement de « l’Entité », une IA destinée à détruire la planète sans visée idéologique, et de l’espion Ethan Hunt (Tom Cruise), dont la force de travail réside dans sa santé de sexagénaire bien entretenu. Plus besoin d’inventer des intérêts stratégiques, encore moins d’incarner un méchant majuscule ; le monde réel suffit à faire croire à l’existence d’une force destructrice empruntant tous les prétextes pour mener le monde à sa fin. L’intelligence du film consiste à raccorder d’emblée, sans la nommer ou la personnifier, l’urgence politique entropique qui ravage la terre hors écran (« La vérité disparaît, la guerre approche », entend-on au début) aux effets concrets de l’âge du capitaine. Bagarres moins fréquentes, pistolets rares et résurgence de l’arme blanche (le couteau sert à tuer, bricoler, opérer, déminer) vont de pair avec le support sur lequel Hunt reçoit sa dernière mission : une bonne vieille cassette VHS. Quant à la mémoire du cinéma qui affleure ici, ce n’est pas celle des franchises concurrentes ni de la vidéo, mais celle de l’âge classique, moins cité que métabolisé. Lors d’une longue et efficace poursuite aérienne, sous la réminiscence du biplan jaune cherchant à dégommer Cary Grant dans La Mort aux trousses affleure une séquence moins connue du Dictateur où Chaplin et son copilote volent tête en bas sans le savoir, les cheveux plaqués au crâne, le visage bizarrement remodelé par la gravité.
Cette organicité accentuée par l’âge de l’acteur, la mise en scène parvient à la conférer aux objets et aux décors : il faut bien que l’on tienne à ce monde cabossé pour que sa disparition soit encore à craindre ; aussi importe-t-il que l’on reconnaisse tel détail du métro londonien, et que les effets visuels ne soient jamais que des adjuvants. La circulation accélérée des données d’un bout à l’autre du globe amène Hunt à ne jurer que par « l’analogique » – une affaire de coordonnées maritimes stockées sur une disquette désormais obsolète donne l’indice d’une poussée vintage, mais celle-ci est écartée pour un primitivisme plus radical : la disquette est effacée, mais son détenteur a tout simplement mémorisé l’information, qu’une bête feuille de papier suffit à partager. Cette lo-fi gaguesque participe d’un entêtement généralisé de la matérialité. Les machines ne doivent pas être les coffres-forts du savoir humain, mais ses dépositaires éphémères. Quant aux véhicules, ils renoncent au rôle de prolongement prosthétique du corps : celui de Cruise se dégage toujours de l’habitacle qui le propulse et qui, sans quoi, se transformerait en tombeau.
Ce dépiautage concerté de la technique au bénéfice de l’organique, pas nouveau mais particulièrement appuyé dans cette huitième Mission, impose un ralentissement partiel du film d’action. Si Ethan Hunt recrute une pickpocket hors-pair au motif que, dans son métier, « tout est une question de timing », ce précepte habituellement limité à un éloge de la célérité et du kaïros glisse vers l’apologie d’un temps ductile. The Final Reckoning prend la mesure des trente ans qui le séparent du Mission: Impossible de De Palma, faisant par exemple resurgir un petit rôle d’alors (Rolf Saxon) ; il habite désormais une île de la mer de Béring, autant dire qu’il a été conservé dans le frigo Paramount. Les vertus de la banquise sont la forme géologique du ralentissement qui passe, à l’échelle individuelle, par les nombreux plans de personnages « tazés », drogués, sonnés ou assoupis. Sa forme politique s’appelle la désescalade : « L’Entité veut qu’on panique », résume l’homme d’action qui, en plaidant pour la diplomatie, applique la devise de Theodore Roosevelt : « Parle doucement et porte un gros bâton. »
Pour autant, il ne s’agit pas dans cet ultime « calcul » (reckoning) de faire littéralement ralentir le héros âgé, ou de remplacer les coups par des pourparlers. Affaire de jeu, de décor, de découpage et de montage, la forme qui se cherche allie impacts et amortis au sein d’une même séquence, et joue d’échelles opposées, du monumental au microscopique. Dans le morceau de bravoure du film, Hunt doit récupérer un petit objet dans un sousmarin coulé. Le nageur progresse dans un espace de plus en plus complexe, à la perspective sans cesse reconfigurée par le roulis aléatoire du cylindre. Les multiples sas qu’il franchit mènent à un passage plus étroit qui lui impose de détacher son ombilical tuyau d’oxygène – mort physiologique qui fusionne avec la mise en scène d’une naissance quand le haut et le bas du cadre s’inversent. En faisant du sauveur un mort aux allures de nouveau- né, McQuarrie et Cruise inscrivent leur héros dans la lignée des hommesenfants christiques de Capra, dont John Doe (Gary Cooper) qui dans L’Homme de la rue refuse le culte de la personnalité qu’on lui bâtit. Ethan Hunt (réanimé par son acolyte du nom de… Grace) décline comme eux de prendre à son tour le pouvoir, et il se qualifie de « dispensable ». Si son groupe a pour devise « Nous travaillons pour ceux qu’on ne rencontre jamais », c’est moins par discrétion naturelle que par une croyance quasi religieuse dans l’adresse envers des anonymes qui ne sont autres que le public. Embrassant mais dépassant la visée commerciale, Cruise, comme Capra, prend au sérieux le public, non comme masse mais comme somme de spectateurs irréductiblement plurielle, symétrique inverse de l’Entité. La fiole dans laquelle ce mauvais génie est finalement piégé ressemble au DCP du futur : un film enfin « dans la boîte », émerveillant l’équipe esquintée, médusée de l’avoir « achevé ».
Charlotte Garson
Anciens Numéros