
Editos
Artistes, vos papiers !
Dans Le Monde du 12 septembre, Michel Guerrin évoque un rapport du ministère de la Culture daté du mois de mai tentant de répondre à une question épineuse : « Les musées, théâtres, salles de concert ou festivals, quand ils sont financés par de l’argent public, doivent-ils présenter en priorité des créateurs français ? » Guerrin évoque l’hypothèse de quotas : « [Martin Bethenod, l’auteur du rapport] propose que [les oeuvres] qui sont achetées chaque année par le Centre national des arts plastiques soient 100 % made in France (la moitié actuellement) et que le Centre Pompidou présente 40 % ou 60 % d’expositions d’artistes de l’Hexagone. » Il y a là une ambiguïté dangereuse entre un projet économique légitime – que les fonds publics servent à vivifier la création française – et une question politique douteuse : obliger nos musées à privilégier la culture nationale. Le risque est la remise en cause d’une conception internationaliste de l’art qui a longtemps fait de la France une terre d’accueil des artistes étrangers, apatrides ou exilés, tout en s’en nourrissant. Dans le même ordre d’idées, le Centre national du livre a récemment cessé d’accorder ses subventions à des éditeurs francophones qui ne sont pas implantés en France, ce qui remet en cause la vision de la francophonie comme territoire débordant les frontières. Et concrètement, cela porte un coup fatal à l’économie de certaines petites maisons d’édition, tel Yellow Now en Belgique, connue de tous les cinéphiles et publiant de nombreux auteurs français. Face à ce rétrécissement général, on peut craindre que notre fameuse exception culturelle française devienne de plus en plus une préférence nationale, et que cela prépare le terrain à l’extrême droite, dans le sillage du démantèlement de la culture opéré en Italie ces dernières années ou de la vision essentiellement patrimoniale prônée par le Rassemblement national en guise d’anti-programme culturel.
Certains, dont l’association Ciné-Palestine, ont appelé au boycott du film d’un réalisateur israélien exilé en France : Oui de Nadav Lapid, qui donnerait « une image légitime à un système colonial » (Libération du 17 septembre). Or, Lapid est devenu persona non grata en Israël où beaucoup de techniciens et acteurs ne veulent plus travailler avec lui pour ne pas se « griller » dans leur pays (lire notre entretien du mois dernier, no 823). Rappelons également que des membres du gouvernement israélien ont eux aussi tenté d’empêcher la projection de Oui, à travers une lettre ouverte adressée aux organisateurs du Festival de Jérusalem. Les ennemis politiques de Lapid doivent se frotter les mains s’ils constatent que certains des opposants français de Netanyahu veulent censurer celui qu’ils rêveraient de priver de passeport et de faire taire. Lapid ne vit plus en Israël depuis quelques années, mais en France. Il reste israélien parce qu’il filme depuis ce qu’il sait et connaît, sans faire semblant d’être autre chose. Or, Oui crie précisément le déchirement qu’il y a à provenir d’une nation que l’on considère comme un pays ennemi. Quel cruel contresens que de le ramener à sa nationalité ou à son incapacité à filmer Gaza. Puisqu’il se réclame de George Grosz, et en reprenant nous-même une analogie historique pernicieuse : c’est comme si l’on avait reproché à cet artiste antinazi d’être allemand et complice des bourreaux pour les avoir représentés eux plutôt que leurs crimes. De tels raisonnements théoriques et autoritaires naissent des oppositions paradoxales, où l’on commet la grave erreur de se tromper d’ennemi.
Quel est le lien entre ces deux faits très différents ? Qu’est-ce qui les raccorde ? La crainte de la mise à mal de la portée internationaliste de l’art au nom de l’idéologie. Et que des extrémistes de bords opposés soient d’accord sur un point : l’artiste doit servir (une nation, une cause) ou se taire. Or, quel est le seul film qui parle aujourd’hui, sans détours ni pincettes, du danger d’une société où ne subsisterait qu’une culture nationaliste niant jusqu’à la souveraineté de l’artiste ? Oui de Nadav Lapid.

22 septembre 2025 à 20:00
Le Ciné-Club des Cahiers : Le Congrès d’Ari Folman, le 22 septembre à 20h au Cinéma du Panthéon
Actualités, Critique
Rembrandt de Pierre Schoeller
Pierre Schoeller poursuit sa radiographie de la France contemporaine en s’attachant à un couple d’ingénieurs, Claire (Camille Cottin) et Yves (Romain Duris), chargés de surveiller la construction de centrales nucléaires. Mais à la National Gallery, des toiles de Rembrandt parlent à Claire et lui confient un secret. Atteinte du syndrome de Stendhal, elle remet en question tout ce qui participe de la stabilité de son monde, social comme intérieur. Catastrophe du réchauffement climatique, dérive consentie vers le tout-nucléaire, prolifération ambiguë des EPR entre salut et menace… Schoeller refuse cependant de limiter son cinéma à celui d’un lanceur d’alerte. Il scrute à travers failles et fêlures de l’effondrement ce qui reste de lumière, même froide ou voilée. Pourtant, si la maladie et la dégradation s’attaquent aux toiles de l’intérieur, leurs voix fantômes sont contenues à quelques séquences. Schoeller a beau scruter l’altération et le devenir des images, les siennes restent indemnes, identiques à elles-mêmes. Il unifie les toiles de Rembrandt et les installations en réalité augmentée au nom d’une même conception romantique de l’art, qui allie émotion devant la fragilité de l’organique et actualisation du sublime. Le mutisme succède à la logorrhée, le désir d’ascèse aux discussions collectives, la monumentalité de la nature à celle des installations nucléaires comme les deux faces d’une même médaille. Le cinéaste s’entête à articuler une leçon morale, énoncée par les dernières paroles de Claire, à la tentation d’une sécession radicale libérée de la psychologie. La dérive vers la postmodernité ne sert encore qu’à faire contrepoint à la mauvaise conscience de la bourgeoisie. Plus qu’un saut dans l’inconnu, coincé entre deux héritages dont l’un est toujours le compromis de l’autre, Rembrandt se présente sous les auspices d’une synthèse impossible.
Jean-Marie Samocki
REMBRANDT
France, 2025
Réalisation Pierre Schoeller
Scénario Pierre Schoeller et Anne-Louise Trividic, en collaboration avec Violette Garcia
Photographie Nicolas Loir
Montage Laurent Rouan
Son Jean-Pierre Duret
Musique Pawel Mykietyn
Interprétation Camille Cottin, Romain Duris, Celeste Brunnquell, Denis Podalydès, Bruno Podalydès
Production Trésor Films
Distribution Zinc
Durée 1h 50

Actualités, Critique
Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi
Deux femmes piégées se regardent. Sepideh Farsi, cinéaste iranienne, dialogue via WhatsApp avec Fatima « Fatem » Hassouna, photo journaliste gazaouie. La première est comme enfermée hors de son pays : elle-même ex- photographe ayant couvert nombre de manifestations anti-mollahs, Farsi s’est exilée après avoir été condamnée pour dissidence. La seconde dit habiter « une prison à ciel ouvert » depuis le début des bombardements de Gaza par l’armée israélienne. La réalisatrice assure d’emblée voir un peu d’elle-même en cette jeune femme risquant sa vie pour documenter un massacre. Rivée à l’écran de Sepideh où apparaît le visage de Fatem, souvent rayonnant malgré les périls qui la menacent et emportent ses proches, la mise en scène renforcera ce jeu de miroirs.
On a pris l’habitude des portraits documentaires dont les sujets semblent devenir, face à leur webcam, les amis du cinéaste et du spectateur. De là à chercher en eux un reflet, il y a un pas.Le franchir pose ici problème : à moins de subir soi-même la guerre, peut-on se voir comme dans une glace en dévisageant un être qui survit dans les flammes ? Sans pour autant couper les canaux de l’empathie, ce postulat d’une équivalence existentielle entre les deux femmes paraît discutable. Surtout s’il cache la prétention de faire éprouver à tous la souffrance d’Hassouna. « Tu vas souffrir avec moi », sourit-elle tristement au début. Est-ce seulement possible ? L’échange trouve néanmoins son sens plus tard, à mesure qu’il témoigne justement d’une symbiose irréalisable. La photographe est enfermée dans une image friable, lointaine. C’est une lueur proche de l’extinction : les pixels se figent parfois dans une stase angoissante, la connexion est fra- gile, on perd contact. Le cœur du projet est là, dans l’expression non pas de « ce que peut le cinéma », mais de ses limites. Plus document que documentaire, le film semble prendre conscience qu’il ne saura rendre compte du hors-champ qui entoure une telle image.
Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi (2025).
« Fatem m’a prêté ses yeux pour voir Gaza », disait pourtant Farsi en le présentant à la projection de l’Acid à Cannes. Plutôt qu’un miroir, elle rechercherait donc un prisme permettant de scruter un enfer opaque – les journalistes à même de le montrer étant nombreux à s’y faire tuer. Si les regards de l’une et de l’autre fusionnent, c’est au sens où ils scrutent chacun un brouillard. Les photos d’Hassouna révèlent un horizon obstrué par la poussière, comme si l’observatrice était face à une situation qui ne pouvait s’envisager pleinement, même de l’intérieur. Lorsque Farsi la questionne sur son sentiment face au carnage terroriste du 7-Octobre, Hassouna répond de biais, parle de « montrer au monde que la Palestine peut se défendre », puis, comme pour ravaler toute justification, sanglote et élude en s’avouant accablée par le sujet. L’intérêt de la scène est de discerner non pas ce que pense précisément Fatem, mais le fait qu’elle peine à le penser.
Lire aussi : “La voix des Palestiniens est vraiment absente”, entretien avec Sepideh Farsi.
Au quotidien qu’elle décrit, Farsi oppose le confusionnisme des reportages télé. Elle zoome – lourdement – sur les bouches pour insister sur le bla-bla cryptant la réalité. Manière de relier deux cécités : de près comme de loin, l’horreur est floue. Le mérite du documentaire est de découper dans cette brume une maigre fenêtre de communication hésitante mais sincère. La mort de Fatem, tuée par un missile israélien, vient clore ce qui s’offre plus comme lambeau que comme œuvre : l’autrice n’a pas la main sur cette clausule épouvantable. In fine, l’écran noir semble bien tendre un miroir où se reflète l’im- puissance de Farsi, qui est aussi celle du cinéma et la nôtre.
Yal Sadat
PUT YOUR SOUL ON YOUR HAND AND WALK
France, Palestine, Iran, 2025
Réalisation Sepideh Farsi
Scénario Sepideh Farsi
Image Sepideh Farsi
Montage Sepideh Farsi
Son Pierre Carrasco
Musique Cinna Peyghamy
Production Rêves d’Eau Productions, 24images Production
Distribution New Story
Durée 1h 50

Actualités
Corée du Sud, les recettes d’une crise
REPORTAGE. Fortement polarisée, l’industrie du cinéma sud-coréen est en crise. À l’heure où une tendance à la concentration se dessine en France, se pencher sur ses causes pourrait se révéler instructif.
Que s’est-il passé entre l’orée des années 2000, quand le cinéma sud-coréen faisait surgir de la vague hallyu les films de Bong Joonho, Park Chanwook ou Lee Changdong, et aujourd’hui, où il traverse une crise dont l’un des symptômes était une absence de long métrage à Cannes ? Certes, il est tentant de répondre : une pandémie, la fréquentation des salles ayant décliné de plus de 40 % (123,3 millions de spectateurs en 2024 contre 226,68 en 2019). Mais la Covid ne suffit pas à expliquer un scénario dans lequel la grande polarisation de l’industrie joue un rôle important. Le marché sud-coréen est en effet dominé par cinq conglomérats intégrant production, distribution et exploitation. S’ils ont pu être vus comme des locomotives, l’emprise monopolistique de CJ Entertainment, Lotte Entertainment, NEW, Showbox et Plus M Entertainment alimente aujourd’hui un cercle vicieux où à la baisse de la fréquentation s’ajoute la menace d’une pénurie de l’offre.
Blockbusters à la peine
La désaffection du public et son orientation vers les plateformes ne sont en réalité ni mécaniques ni uniformes. Des trente-sept films à gros budget sortis l’année dernière par les grands groupes, seuls dix ont pu rentrer dans leurs fonds. Mais, comme le souligne Park Heeseong, du Kofic (l’équivalent coréen du CNC) : « Les films qui ont marché en salles dernièrement sont ceux qui offraient une vision originale, alliant dimensions commerciale et artistique. » Autrement dit, la crise conduit à remettre en cause la stratégie du blockbuster et à s’interroger sur le type de films capables de revitaliser l’intérêt pour le cinéma national. L’annonce de la création d’une nouvelle aide ciblant spécifiquement les films à budget moyen (entre 1,2 à 4,9 millions d’euros) traduit cette prise de conscience, qui évoque aux oreilles françaises les débats passés autour des « films du milieu ».
Cette aide pourrait cependant n’être qu’un pansement sur la jambe de bois de l’industrie. Comme le remarque Kwak Sinae, productrice de Parasite : « Dans un contexte où il est difficile de réduire les coûts, les producteurs évitent les risques en ciblant selon les budgets, les genres et les publics, et la voie artistique devient de plus en plus étroite. » La contraction des investissements en est la preuve : seuls quinze films commerciaux étaient annoncés par les majors pour 2025, contre plus de trente les années précédentes. Puisqu’une partie du budget du Kofic provient d’une taxe sur les entrées, cette crispation des grands groupes face aux difficultés fragilise l’ensemble du système et pourrait impliquer la diminution des ressources attribuées aux films émanant des petites et moyennes sociétés de production, alors que celles-ci peinent déjà à financer leurs projets. La crise est ainsi l’autre nom d’une double dépendance de l’industrie : envers les conglomérats d’un côté, et envers le Kofic de l’autre, dont on attend qu’il compense le déséquilibre du marché sans qu’il ait jusqu’à présent les moyens suffisants pour remplir ce rôle.
Indépendants à la marge
Le festival de Jeonju constitue un rendez-vous important pour les acteurs du cinéma indépendant, et essaie lui-même de contribuer au financement de films à travers les prix du Jeonju Cinema Project. Les échanges avec les cinéastes dans les travées du festival permettent de faire état d’une difficulté accrue et du caractère prévisible de la crise. Auteur des Gens du bidonville et d’autres succès dans les années 1980, Bae Changho caractérise sans ambages un basculement : « Les producteurs respectaient la créativité ; mais avec les grosses entreprises, le réalisateur est un prestataire, le pouvoir est entre les mains des investisseurs.» Marqué par la nécessité de créer sa propre société pour continuer à tourner des œuvres personnelles comme My Heart (1999) ou La Route (2005), son parcours souligne la peine qu’ont actuellement de nombreux cinéastes à s’intégrer à un système qui, du scénario aux projections tests, soumet la production à des évaluations quantitatives où chaque scène est notée sur une échelle de 1 à 10. Les résultats récents montrent que le public n’est pas dupe de la normalisation à l’œuvre dans cette recherche de la recette du succès.
Respectivement auteurs de Winter’s Night (2018) et de Mimang (2024), Jang Woojin et Kim Taeyang font partie de ces cinéastes qui ont fondé leurs propres sociétés mais sont confrontés à un système d’aides publiques relativement fermé du fait de la forte concurrence et du manque de fonds privés (pour être soutenu, il faut sou- vent avoir déjà trouvé la moitié de son budget). La faisabilité économique prime, et les choix se portent sur les scénarios dramatiques. « Les comités veulent des gens qui meurent, pas qui perdent leur portable », résume Jang Woojin, dont le cinéma ouvert à l’improvisation et jouant de la temporalité entre difficilement dans ce moule. « Mon prochain film se fera avec des fonds propres, l’investissement d’une boîte privée, et j’espère compléter le financement àl’étranger », confie Kim Taeyang.
Distribution bouchée
Si l’étape de la production est longue et incertaine, l’exposition des films indépendants est souvent réduite. Soutenu par le Kofic et distribué par l’indépendant Indiestory, un film comme Lucky Apartment (2024) de Kangyu Garam est sorti dans quarante salles, pour environ 15 000 entrées. La polarisation est frappante dans l’exploitation : sur 3 296 écrans, 93,3 % sont situés dans des multiplexes et seuls soixante-huit sont classés art et essai. « Entre trois cents et cinq cents longs métrages indépendants sont réalisés chaque année, mais seuls environ un tiers sortent en salles, et ils disparaissent rapidement », déclare Park Lim, d’Indieground, structure fondée en 2020 pour essayer de pallier ce défaut de diffusion. Chaque année, l’association constitue un catalogue de quatre-vingt- dix films visibles en ligne, et elle a récemment contribué à une campagne incitant les salles indépendantes à conserver les films à l’affiche huit semaines d’affilée. Les salles indépendantes peinent à absorber toute l’offre, et les grands groupes ne font que peu de place au cinéma indépendant : la politique des quotas ne concerne en Corée que la nationalité des films, pas le type de production.
Si l’on entend souvent parler du risque économique lié à certaines productions audacieuses, la crise sud-coréenne renseigne sur le risque pris à long terme par une industrie nationale quand celle-ci s’adosse trop exclusivement à quelques piliers : celui d’une baisse de créativité et d’un déclin général. Que ces bases s’effritent, et tout s’effondre. Le modèle de production autosuffisant d’un Hong Sangsoo suscite l’envie de nombreux jeunes cinéastes. Mais ils savent qu’il a été facilité par l’exposition de ses premiers films, produits classiquement.
Le directeur de la Korean Film Archives, Kim Hongjoon, pointe également le manque structurel d’éducation à l’image, rappelant que l’émergence des grands auteurs doit beaucoup au terreau culturel des années 1980 et 90, période de lancement de magazines cinéphiles et des études de cinéma à l’université. « Les cinéastes émergents des années 1990 n’avaient pas forcément plus de talent, mais ils étaient là au bon moment au bon endroit. » Beaucoup espèrent un rebond des politiques publiques dont une action en faveur de la diversité pourrait créer un nouveau moment favorable.
Romain Lefebvre
Propos recueillis à Jeonju et à Séoul entre le 2 et le 14 mai. Merci à Sung Moon et à Minyoung Park.

Actualités
Cinéma pakistanais : fauché mais vivant
REPORTAGE. Porté par des réalisateurs passionnés et engagés, le cinéma indépendant pakistanais cherche à faire entendre sa voix. Mais face à l’absence de financements et d’infrastructures, ces films comptent essentiellement sur des initiatives individuelles et privées pour exister.
C’est un signal fort pour le cinéma indépendant pakistanais. Pour la première fois, un court métrage pakistanais, Karmash, une errance hallucinée en noir et blanc du dernier héritier de sa tribu dans une ville en agonie, a intégré la Quinzaine des cinéastes lors de l’édition 2025 du Festival de Cannes. De quoi attirer l’attention sur le cinéma de cette République islamique de 250 millions d’habitants, dont la visibilité à l’inter- national est souvent éclipsée par l’industrie cinématographique florissante de son voisin indien.
Ces dernières années, les films pakistanais ont gagné en présence dans les festivals internationaux. En 2022, Joyland (lire Cahiers nº 793), une chronique familiale audacieuse réalisée par Saim Sadiq, a remporté la Queer Palm et le Prix du Jury Un certain regard à Cannes. Sélectionné par Islamabad pour représenter le pays aux Oscars, le film, suscitant la controverse, a toutefois été temporairement interdit de projection, sous la pression des milieux conservateurs. L’année suivante, In Flames, un réquisitoire fantastique contre le patriarcat, du réalisateur Zarrar Khan, a marqué le grand retour du Pakistan à la Quinzaine des cinéastes après plus de quarante-trois ans d’absence.
Film au travail sonore d’une grande finesse et imprégné d’une atmosphère surnaturelle, Karmash se distingue par sa grande économie de moyens. Réalisé sans maison de production ni marketing, avec un budget dérisoire d’environ 150 euros, il a été conçu en deux semaines d’écriture, tourné par une équipe de six personnes avec une caméra empruntée. « On a compté sur l’hospitalité des gens », confie Aleem Bukhari, son réalisateur de 28 ans. Basé à Hyderabad, ville du sud du pays située hors des réseaux artistiques, le jeune cinéaste, qui tient également la caméra, ne dispose d’aucun relais au sein de la diaspora. Une exception dans un paysage où la majorité des films pakistanais visibles à l’international sont portés par des personnes souvent binationales ou issues de classes sociales favorisées. Mais il redoute que cette sélection n’enclenche rien. Il développe un projet de long métrage nécessitant davantage de moyens, et donc la recherche d’un producteur. Le manque de soutien public, de financement et d’infrastructures est une frustration partagée parmi les cinéastes.
Une longue latence
Dans les années 1980, les réformes islamistes du général Zia-ul-Haq ont mené à l’interdiction de nombreuses formes artistiques, signant l’arrêt de mort d’une industrie cinématographique jusque-là florissante, avec plus de 100 films produits par an et près de 900 salles dans les années 1960-70. Depuis, la production n’a cessé de décliner, avec moins d’une vingtaine de films réalisés annuellement ces dernières années. En 2019, l’interdiction des films indiens, qui jouaient un rôle clé dans la fréquentation des salles et, indirectement, dans la relance de la production locale, a de nouveau mis un coup d’arrêt au secteur. Il ne reste aujourd’hui qu’une cinquantaine de salles dans tout le pays, où dominent blockbusters américains et films commerciaux. L’investissement public reste marginal, alors que le budget national alloué à la culture a été amputé de 18 % pour l’année 2025-2026. Autre contrainte : la censure, qui traque ce qui pourrait heurter les valeurs islamiques ou paraître politiquement sensible.
« Il n’existe aucun écosystème pour le cinéma indépendant : pas d’institut public de cinéma, ni de syndicat ou de salles dédiées aux films d’auteur, déplore Jawad Sharif, réalisateur de documentaires primés, dont Indus Blues, qui explore les musiques traditionnelles en voie de dispa- rition. On projette nos films dans des espaces communautaires, parfois avec notre propre projecteur… » À 38 ans, il réalise des publicités et des vidéos d’entreprise pour financer son art. « Le cinéma commercial peine déjà à survivre, alors que dire du cinéma indépendant ? », soupire-t-il.
Système D comme diaspora
Comme Sharif, les jeunes cinéastes se débrouillent avec les moyens du bord : travail alimentaire, tournages avec smartphones, financement participatif et entraide. Mais cette créativité de survie a ses limites. « Combien de fois peut-on s’autofinancer ? », questionne Sahnawaz Bangash, 28 ans, récemment diplômé du prestigieux National College of Arts (NCA) de Lahore. Il a financé ses premiers films en filmant des mariages.Aujourd’hui consultant en microfinance, il attend des fonds pour poursuivre un long documentaire à Karachi.
Mais banques, chaînes de télévision et sponsors restent frileux à l’idée de financer des films d’auteurs aux acteurs inconnus. L’absence de traités de coproduction avec l’Europe complique encore la donne. Pour Annam Abbas, productrice de In Flames et réalisatrice de documentaires, le principal obstacle reste la distribution : « Cela a été très difficile pour nous de trouver un distributeur pakistanais pour In Flames… » À ses yeux, seule la création d’un réseau de distribution régional pourrait offrir une solution viable. « Mais pour cela, nous avons besoin de la solidarité indienne », précise-t-elle. Les tensions diplomatiques avec l’Inde ferment l’accès à un espace régional essentiel, alors que la majorité des bureaux régionaux des grandes maisons de production se trouvent en Inde, où les cinéastes pakistanais ne peuvent ni se rendre ni distribuer leurs films. Le passeport pakistanais, classé parmi les plus « faibles » au monde, constitue également un frein majeur à l’accès des cinéastes aux plateformes internationales.
Pour contourner ces obstacles, des initiatives privées émergent, comme le Chalta Phirta Documentary Festival, festival itinérant, ou le Art Divvy Film Festival, dédié au cinéma indépendant. « L’objectif est de faire grandir une communauté de cinéphiles, mais aussi d’encourager les sponsors », commente Zahra Khan, directrice artistique de Art Divvy.
La diaspora joue elle aussi un rôle moteur. En 2023, le réalisateur Mohammed Ali Naqvi, basé entre les États-Unis et le Pakistan, a ainsi fondé le Crescent Film Collective, une plateforme destinée à offrir une visibilité internationale aux talents pakistanais, notamment au Festival de Cannes, où le pays ne dispose d’aucun pavillon officiel.
Même du côté des autorités, une volonté de réinvestir le cinéma se fait désormais sentir. En avril 2025, Maryam Nawaz Sharif, cheffe du gouvernement du Pendjab, a annoncé la création d’un comité pour structurer un véritable écosystème cinématographique dans la province la plus peuplée du pays. Mais les cinéastes restent pour le moment sceptiques, pointant un manque de transparence dans l’attribution des fonds publics et craignant une instrumentalisation politique de la culture.
En attendant, garder sa motivation est difficile : « Même quand on reçoit des prix… que se passe-t-il ensuite ? En général, rien », déplore Jawad Sharif. Un constat amer qui résonne comme un appel urgent : il est temps que le monde du cinéma élargisse son regard, et son soutien, aux talents du Pakistan, pour que leurs films ne restent pas confinés dans des disques durs.
Ondine de Gaulle

Actualités
Borzage, l’heur suprême
RÉTROSPECTIVE. Rendre à l’amour sa grandeur, make love great again : c’est ce que Frank Borzage s’est employé à faire avec douceur et obstination pendant quarante-huit ans. La Fondation Jérôme Seydoux-Pathé (Paris) projette trente de ses cent trois films, dont deux immenses mélodrames muets dans des versions récemment restaurées par le MoMA.
Est-ce parce qu’il est entré dans le cinéma en tant qu’acteur, après les théâtres itinérants de son adolescence, que Frank Borzage est rarement cité parmi les grands cinéastes hollywoodiens classiques ? Connu pour la douceur de sa direction, il était adoré de ceux qu’il a fait tourner. Deux westerns courts de la rétrospective le montrent acteur dans les premiers films comme qu’il a lui-même signés : « pèlerin » du Pilgrim (1916), il trouve du travail dans un ranch mais boude le dortoir pour camper dehors, son âne dans les bras ; riche héritier en rupture de ban et porté sur la bouteille dans Nugget Jim’s Pardner la même année, il tombe amoureux de la fille de l’orpailleur qui l’embauche mais se voit bientôt rappeler dans l’Est par son père. Entre le chercheur d’or, sa fille et lui, le montage orchestre une triangulation des regards d’une durée inédite, comme si Borzage, dès ses débuts, posait sa définition intuitive du cinéma : un art dans lequel la caméra mesure la distance entre deux êtres et son coût émotionnel. Quand ce ne sont pas de tels raccords-regards qui diffèrent le moment de la séparation, c’est un personnage de dos qui s’éloigne de l’aimé(e) : lui encore, campé sur la plateforme du train à la fin de Nugget Jim’s Pardner, ou bien, vingt-cinq ans plus tard, la mère qui, du train, voit sa fille emmenée par les nazis dans La Tempête qui tue.
Savoir partir et laisser partir se révèle parfois la clef d’une union retrouvée, mais pour qu’elle ait lieu, il faut faire l’image, comme dirait Beckett. Jamais moralistes, les mélodrames de Borzage font du cadre le responsable de cette cristallisation souvent chargée d’érotisme (Mary Duncan s’étendant nue devant l’aventurier vierge de La Femme au corbeau, 1929). Les amants n’ont d’avenir que s’ils gravent cette vision dans leur regard et acceptent qu’elle sera peut-être la dernière. Dans L’Heure suprême (1927), quand Chico (Charles Farrell) part à la guerre, il ne sait pas encore qu’il y perdra la vue, mais sur le seuil de la porte, de dos en amorce, il dit à sa fiancée : « Ne bouge pas, reste exactement là. Je veux remplir mes yeux de toi. »
Les films que Borzage tourne à la Fox avec le couple d’acteurs de L’Aurore de Murnau, Charles Farrell et Janet Gaynor, sont de fait ses chefs-d’œuvre. Un intéressant documentaire de l’historienne du cinéma Janet Bergstrom, montré en sa présence ce 19 septembre, évoque l’« héritage expressionniste » commun aux deux cinéastes. L’Heure suprême, ouvert dans les égouts de Paris où travaille Chico, chemine de séquence en séquence vers son loft qui surplombe la ville. Si ce mouvement ascensionnel est devenu la marque de fabrique de Borzage, il a trop souvent été pris pour une transcendance spiritualiste. Or Borzage est un esthète du concret : qu’il situe ses films à Paris, à Naples (L’Ange de la rue, 1928) ou au fin fond de l’Amérique rurale, la puissance du sentiment s’y arrime aux lieux et même aux objets. Dans le bouleversant L’Isolé (1929), Farrell, invalide de guerre en fauteuil roulant qui passe son temps à réparer les objets cassés, s’aper- cevra que la jeune paysanne qui lui rend visite régulièrement le « répare » lui aussi. Le matérialisme de Borzage le fait sensément passer par la Columbia pendant la Grande Dépression, et Ceux de la zone (1933) se situe à mi-chemin entre l’obsession chaplinienne de la faim (comment cuisiner sans four dans un bidonville new-yorkais ?) et le cynisme surmonté d’un Capra. Spencer Tracy y déambule en haut de forme sur la 5ᵉ Avenue, un plastron lumineux d’homme-sandwich clignotant sur le torse pour une marque de café – autant dire, l’incarnation du cinéma qui vient, prêt à se vendre mais déterminé à continuer à marcher, la tête haute et l’amour à son bras.
Charlotte Garson
Du 3 septembre au 7 octobre, Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, Paris. www.fondation-jeromeseydoux-pathe.com

Actualités, Critique
L’Intérêt d’Adam de Laura Wandel
Le premier film de Laura Wandel se distinguait par le jusqu’au-boutisme de son ascèse formelle. Un monde prenait à la lettre la promesse d’une mise en scène « à hauteur d’enfant » (porte ouverte aux dérives gnangnan, en général) en escamotant les adultes du cadre – ajusté au pas d’une écolière témoin du harcèlement subi par son frère. L’Intérêt d’Adam recourt également aux plans-séquences, mais l’immersion est plus fragile. L’infirmière en chef d’un service hospitalier (Léa Drucker) accueille un garçonnet souffrant de malnutrition et dont la mère (Anamaria Vartolomei) s’efforce de conserver la garde. De la chambre où la jeune femme protège maladroitement son fils aux bureaux où l’infirmière plaide pour la clémence des services sociaux envers ce petit bout de famille dysfonctionnelle, les travellings serpentent entre les facettes d’un dilemme politico-moral, glissant du théâtre humaniste de la médecine à ses froides coulisses administratives. La chorégraphie sinueuse embrasse moins un point de vue ou une absence, comme dans Un monde, qu’elle ne des- sine une chaîne, un continuum schéma- tique : conflit conjugal = faille parentale = couperet légal = tentative de laisser une chance à une femme précarisée sans mettre en péril son enfant. La soignante dévie de l’ornière procédurale afin de sauver à la fois Adam de sa mère, et cette dernière d’elle-même. Mais le dispositif, lui, reste sur des rails tout tracés. C’est le propre du travelling, même tremblotant façon Dardenne : forcer l’empathie grâce à des effets immersifs qui orientent le regard sur les événements au point de cadenasser les conclusions que l’on peut en tirer, sans ménager d’espace pour se faire sa propre idée de ce qu’est le réel intérêt d’Adam.
Yal Sadat
L’INTÉRÊT D’ADAM
Belgique, France, 2025
Réalisation Laura Wandel
Scénario Laura Wandel
Photographie Frédéric Noirhomme
Montage Nicolas Rumpl
Interprétation Léa Drucker, Anamaria Vartolomei, Alex Descas
Production Les Films du Fleuve, Les Films de Pierre, Dragons Films, Lunanime
Distribution Memento
Durée 1h13

Actualités, Festival La Rochelle Cinéma, Festivals
Les solitaires de Judit Elek à La Rochelle
FESTIVAL. Redécouverts début juillet au Fema La Rochelle, les premiers films de la Hongroise Judit Elek sortent en salles dans la foulée, avant une rétrospective organisée par la Cinémathèque du documentaire BPI au Forum des images à Paris (du 17 septembre au 23 novembre) puis d’une intégrale en DVD.
Pour qui se faufilait entre les grandes rétrospectives du Fema (Christian Petzold, Barbara Stanwyck, Claude Chabrol) – tristement amputé d’un jour à cause d’une baisse des subventions départementales –, il était possible de découvrir trois films de Judit Elek, figure méconnue du cinéma hongrois moderne. Deux courts métrages, Rencontre (1963) et Où finit la vie ? (1967), datent de ses débuts au Studio Béla Balázs, lieu d’émulation artistique et de relative liberté politique par rapport à la production officielle, où Elek fut la première à mélanger fiction et documentaire, en s’inspirant des techniques du cinéma direct. Dans le premier, elle s’appuie sur des non-professionnels (un ami écrivain et une infirmière) pour imaginer un rendez-vous galant dans les rues de Budapest, la contrainte de l’improvisation nourrissant l’impression d’une vraie première discussion, rigide, pleine de petits ratages. Les célibataires livrent un état des lieux de leur vie sentimentale, puis retournent à leur « tourbillon de solitude », une formule de l’homme qui pourrait servir de sous-titre à la rétrospective, tant le thème paraît insistant chez la cinéaste. Dans le second, se succèdent (dans un ordre qui les rend plus tolérables) un départ à la retraite synonyme de mort sociale et les débuts d’un adolescent comme apprenti dans une usine, deux portraits réconciliant sociologie et empathie, étude de cas et gravité existentielle.
À côté de ces trames prélevées à même le réel, la dignité mélancolique de l’héroïne de La Dame de Constantinople (1969), une femme âgée poussée à troquer son appartement spacieux, peut sembler un peu plus affectée. On pense à une Nouvelle Vague alternative, qui aurait filmé le grand âge plutôt que la jeunesse. Autour de son héroïne, Elek retrouve le hasard grâce à la foule, d’abord dans une véritable « foire au logement », puis lors d’une fête imprévue où le salon est envahi par un flot de visiteurs qui entrent là comme dans un moulin. Dans une capitale en manque de logements, les idéaux communistes ne peuvent pas faire long feu : l’accumulation de plans-séquences remplis à ras bord de figurants reflète une fatigue aussi sociale que physique.
Les photographies, bibelots et souvenirs de la « dame », qui tapissent les murs, annoncent un autre volet de l’œuvre, celui de la mémoire nationale, de ses déficits comme de ses trop- pleins. Pour le premier versant, on attend le cycle organisé par la Cinémathèque du documentaire de la BPI, qui permettra de découvrir, outre un récit autobiographique (L’Éveil, 1994), les documentaires plus tardifs que cette rescapée du ghetto de Budapest a consacrés aux Juifs de son pays. Le second s’incarnait déjà dans les fictions sorties cet été, à l’échelle de couples ou de familles englués dans un quotidien sans horizon. Dans l’envoûtant Peut-être demain (1979), deux amants tentent de sauver leur relation boiteuse, bientôt submergés par une cohorte de personnages secondaires sur lesquels la caméra s’attarde à égalité, dans une campagne décrépite. Les maisons de Judit Elek sont malades, ce que confirme La Fête de Maria (1984), où un décor en apparence plus luxueux sert, le temps d’une villégiature à la Tchekhov, à faire du XIXᵉ siècle le miroir du présent : « C’est ridicule de confondre son propre agacement avec l’émotion de la nation », y lance-t-on au cours d’un repas. Parions que cette confusion est au contraire savamment entretenue par la réalisatrice, habile à dissimuler l’esprit du temps sous une mélancolie un brin surannée.
Élie Raufaste

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Biarritz : jeunesses à contretemps
FESTIVAL. La 3ᵉ édition du festival Nouvelles Vagues, qui s’est tenue du 24 au 29 juin, a été l’occasion de découvrir deux beaux premiers films inédits en France.
L’angle du festival Nouvelles Vagues de Biarritz est la jeunesse, et les salles y sont effectivement très fréquentées par de jeunes spectateurs assidus, tandis que certains constituent deux des jurys (Jury des étudiants et Jury pass culture). En termes de programmation, la jeunesse est considérée soit en tant que sujet des films soit depuis l’âge des réalisateurs, les deux allant souvent de pair. Dans la compétition internationale, où se retrouvaient des films déjà repérés ailleurs (dont L’Engloutie de Louise Hémon et Urchin d’Harris Dickinson, vus à Cannes), deux premiers longs métrages ont constitué de belles révélations, qui n’ont pour le moment aucun distributeur en France. Diciannove de l’Italien Giovanni Tortorici, qui a été assistant de Luca Guadagnino (coproducteur du film), est centré sur quelques mois de la vie de Leonardo, 19 ans, qui se cherche en passant d’études de commerce à Londres à des études littéraires à Sienne, tout en découvrant sa bisexualité. Le film est à l’image de son protagoniste (incarné par l’excellent Manfredi Marini) : à la fois fantasque et d’un charme désuet. Il dessine le portrait d’un garçon qui se sent en décalage avec son époque, préférant notamment la littérature du XVIIᵉ siècle à celle du XXᵉ. C’est parfois un trait de la jeunesse que de se sentir anachronique tout en étant à la pointe du présent.
The Crowd, de l’Iranien Sahand Kabiri, suit un groupe d’amis qui cherchent d’une certaine manière le contraire : vivre dans leur époque au sein d’une société étouffante. À Téhéran, Hamed prépare avec des copains une grande fête clandestine dans un garage abandonné hérité de son père, mais il va se confronter à son frère aîné, sévère conservateur, qui désapprouve cette idée. La parabole est claire, mais à travers elle le cinéaste prend surtout le temps de filmer une jeunesse moderne que le cinéma iranien montre rarement. Son envie de danser et sa vitalité débordent de la fable pour laisser s’exprimer une énergie qui crève l’écran.
Marcos Uzal

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Karlovy Vary : le monde dans un grain de sable
FESTIVAL. Début juillet, la 59ᵉ édition du festival de Karlovy Vary a mis en avant des œuvres célébrant la poésie urbaine.
« Une chose ratée, si tu la changes déplace, peut être une chose réussie. » Cet aphorisme de Robert Bresson est cité dans The Luminous Life, premier long métrage du jeune Portugais João Rosas, l’une des révélations de la dernière édition du festival tchèque injustement ignorée par le jury de la compétition internationale. Les Notes sur le cinématographe, évoquées à plusieurs reprises, n’y font pas seulement office d’hommage, elles commentent le quotidien du protagoniste, un jeune musicien qui oscille sentimentalement et déambule dans Lisbonne.
La grande ville est aussi au cœur de la deuxième découverte de cette édition, le bangladais Sand City, lauréat de la compétition Proxima consacrée aux premières œuvres. Réalisé par l’autodidacte Mahde Hasan, cette sorte de « symphonie d’une grande ville » montre une Dhaka couverte de fumée, de sable et de poussière, théâtre d’un chassé- croisé entre un homme et une femme solitaires qui travaillent dans la même usine mais ne se connaissent pas. « Je voudrais voir le monde dans un grain de sable… Tenir l’infini dans la paume de ma main » : l’exergue de William Blake reflète l’ambition du film de relier le portrait individuel et collectif, l’intime et la critique sociale.
Comme l’année dernière, le grand prix du festival, le Crystal Globe, a été décerné à un documentaire : Better Go Mad in the Wild de Miro Remo, une coproduction tchéco-slovaque sur deux jumeaux, anciens révolutionnaires, qui décident, l’âge venant, de ne plus sortir de leur petit village. Ils défient le capitalisme global en travaillant leur terre tout nus. Ce film étrange, non dénué de charme, a la force et les limites de sa modestie.
Cette édition était la première sans Jiri Bartoska, président mythique du festival depuis 1994, décédé en mai. Après la Révolution de Velours, il avait réussi à dégager le festival de la tutelle soviétique et russe (de 1959 à 1993, l’événement se tenait en alternance entre Moscou et Karlovy Vary), sans renoncer à sa mission première : révéler les talents des pays de l’Est.
Ariel Schweitzer

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Cercle polar nordique
RÉTROSPECTIVE. L’un des points forts de cette édition d’Il cinema ritrovato aura été une sélection de polars scandinaves d’après-guerre.
Il était temps de se demander si le tropisme nordique du polar dans la littérature et les séries actuelles puisait à une source cinématographique, celle où baignait la rétrospective Norden Noir, concoctée grâce à une collaboration entre les cinémathèques danoise, suédoise et norvégienne. Les invités de ces pays ont richement accompagné à Bologne ce programme de sept films autour d’une question de fond : qu’est-ce qui fait leur singularité par rapport au film noir américain ?
Si l’on pense beaucoup à certains classiques hollywoodiens, même dans leur façon de dialoguer avec ceux-ci, les films présentés semblaient particulièrement singuliers. C’est le cas de I dimma dold du Suédois Lars-Eric Kjellgren (Dans le brouillard, 1953) qui s’assume à tel point en commentaire au Laura de Preminger que le détective chargé de l’enquête parle du film de Preminger à la jeune femme accusée du meurtre de son mari. Ce sont les déambulations de celle-ci fuyant la police dans la première partie du film qui rendent I dimma dold bien plus fascinant que le vulgaire Cluedo qu’il devient dans un second temps : dans ses errances sous le regard des passants pointe un désespoir glacé, magistralement filmé par le chef opérateur de Bergman de l’époque, Gunnar Fischer, la vie intérieure de l’héroïne étant bien plus construite ici qu’un véritable suspense de whodunit.
Là où, côté américain, une lecture sociale semble toujours s’imposer en sous-texte, ici ce sont strictement les émotions qui priment, tantôt lumineuses, tantôt sinistres. Un autre exemple : le début du danois To minutter for sent de Torben Anton Svendsen (Deux minutes trop tard, 1952) peut faire penser au célèbre plan- séquence du Démon des armes de Joseph H. Lewis, mais ici la caméra portée dans la voiture, au lieu de filmer un cambriolage, saisit une rencontre hasardeuse entre un homme et sa belle-sœur qui déclenchera ensuite une scène de jalousie. Ou, de façon plus profonde, Dødener et kjæertegn de la Norvégienne Edith Carlmar, (La mort est une caresse, 1949), récit à femme fatale dont l’idylle avec un garagiste est sur- tout mis en danger par la banalité. Si le cœur tragique du film fait penser à Assurance sur la mort, c’est plus pour son amour fou que pour des manigances criminelles.
La figure de la femme seule errante marquait déjà le pion- nier danois Mordets melodi de Bodil Ipsen (Mélodie meurtrière, 1944, l’un des deux films du programme réalisés par une femme), mais dans une ambiance de cabaret et de pathos qui fait émerger les pulsions de partout, avec une double hypothèse folle : le tueur ou la tueuse est-il une femme sous hypnose ou un homme ventriloque qui imite sa voix ? Le film le plus tardif du cycle, Pa slaget atte, du Norvégien Nils R. Müller (Huit heures précises, 1957) pousse à l’extrême ce versant rocambolesque, avec une intrigue qui amène tous les personnages à agir comme des criminels.
Loin de rendre ce cinéma plus superficiel, l’absence d’en- jeux politiques évidents fait émerger un puissant fond mélodramatique. Ainsi l’inoubliable John og Irene (Absjørn Andersen et Anker Sørensen, 1949), où un duo de danseurs voit son amour sombrer dans la rage (et le crime) à la suite d’un manque de contrats pour leur spectacle, ou encore La Fille aux jacinthes du Suédois Hasse Ekman (1950), où le suicide d’une jeune femme devient sujet à enquête pour ses voisins, respectivement romancier et correctrice, détectives du dimanche retraçant les péripéties sentimentales de la défunte, véritable matière du film noir à la scandinave.
Fernando Ganzo

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Il cinema ritrovato : lumières distantes
FESTIVAL. Du 21 au 29 juin dernier se tenait la 39ᵉ édition du festival Il cinema ritrovato à Bologne, occasion de plonger à nouveaux frais dans la mémoire infiniment ramifiée du cinéma.
À Bologne, fuyant la chaleur de plomb de la ville sous arcades, le festivalier pénètre dans les salles obscures comme dans une taupinière où chaque film, des antiques raretés aux fraîches couleurs des restaurations, tire son propre tunnel. Émotion, par exemple, à se replacer dans les pas de débutants : des multiples incunables des premiers temps au début de Von Sternberg, The Salvation Hunters (1925), qui fait le grand écart entre abstraction (cartons sentencieux) et théâtre de matières, cernant la fragilité des destinées humaines au milieu des éléments brassés par d’immenses machines portuaires. Ou l’étonnant Aysel, batakli damin kizi de Muhsin Ertugrul (1935), premier film turc parlant adapté de la première femme prix Nobel de Littérature (Selma Lagerlöf), mélodrame féministe plein de trouvailles visuelles, observant dans des paysages campagnards noyés de soleil une jeune sainte engrossée par son patron se défendre vaillamment au tribunal, se faire ostraciser puis épouser avec l’aide de sa rivale. Côté restauration, on retrouve en Vistavision 6K les shoots de couleur d’Artistes et modèles de Frank Tashlin (1955), avec son couple ambigu de garçons idéalistes (Jerry Lewis et Dean Martin) dégrossi par deux filles tapageuses (Shirley MacLaine et Dorothy Malone) qui décape, en des touches si pop et délirantes qu’elles tournent acides, le portrait d’une Amérique fifties déjà trop irréelle. Autre style chez Lewis Milestone, dont l’auteur de ces lignes, peu amateur de films de guerre qui constituent l’essentiel de sa filmographie, a découvert le délicieux The Garden of Eden (1928, muet), astucieuse comédie lubitschienne (fausses transparences et joyeux masques, jeux de mains et de lumières) sur une chanteuse ingénue et maline débutant dans la vie galante ; et recommande le bizarre Poney rouge (1949 ; adapté de Steinbeck), dont le démarrage boy-scout à la gloire de la vie au ranch (un gamin roux au père faiblard s’éprend de Robert Mitchum, puis monte un poney) vire en chemin de croix animalier, pour s’achever sur deux sidérants moments d’horreur naturelle.
Autres lieux, autres mœurs : les premiers parlants de Mikio Naruse étonnent par leur rythme soutenu et leur inventivité graphique en regard du silencieux retrait, à la langueur inquiète, des grands mélodrames posté- rieurs. Très scénarisés, volontiers bavards, ils posent des conflits familiaux où l’émancipation sincère des jeunes bute sur l’autel des valeurs traditionnelles, généralement magouillées. À l’instar du déroutant Avalanche (1937) abusant de flash-back, ou de l’inquiétude doucereuse d’Une fille dont on parle (1935), lointainement adapté de La Cerisaie de Tchékhov, les films procèdent par encerclements successifs, renvoyant après maints détours à une situation inextricable, à l’amertume ou à la mort. Les femmes sont les premières victimes de la veulerie des privilèges masculins, et Naruse leur accorde la place de la conscience sacrifiée. Comme dans Ma femme, sois comme une rose (1935) où Kimiko, pétillante jeune fille en chapeau melon, va chercher son père ayant abandonné le domicile familial pour une geisha, afin de le faire figurer à son mariage et de consoler sa mère délaissée. À la campagne, le rythme vif de la symphonie urbaine s’assagit devant l’horizon paisible des paysages. Kimiko découvre un dérisoire chercheur d’or détaché des réalités paupérisées de son nouveau ménage, tandis que la geisha, mère de deux enfants, se saigne pour envoyer de l’argent à sa première famille. Face à Kimiko, chef d’orchestre désillusionnée de ces êtres aux tempos dissonants, le specta- teur bolognais, éloigné dans le temps et l’espace, vibre aussi de sa propre discordance.
Pierre Eugène

Actualités, Critique
South Park (Saison 27) de Trey Parker et Matt Stone
Après deux ans d’absence, le monde de South Park s’est ranimé avec virulence cet été. La saison 27 s’est ouverte sur un épisode au démarrage inégalé de 6 millions de vues, où un Trump idiot et despotique – que Satan même trouve toxique – balade son micropénis. L’épisode opte littéralement pour de l’humour au-dessous de la ceinture, mais ce « simple appareil » cache un appareillage pertinent.
La blague anatomique constitue un moyen direct pour attaquer ce chantre viriliste, en prenant pour ainsi dire le mal à la racine. La Maison-Blanche, touchée à vif, s’est défendue en assénant qu’« aucune série de quatrième ordre ne peut compromettre la série de succès du président Trump ». Or c’est déjà prêter un certain pouvoir à l’émission que de se prémunir ainsi de ses potentiels effets. S’en prendre symboliquement au corps présidentiel, c’est aussi tenter d’ébranler l’incarnation de son autorité.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que ses détracteurs pratiquent la mise à nu de son effigie. Des statues de mousse géantes – molles, difformes et n’épargnant rien de sa physionomie – avaient éructé lors des précédentes campagnes présidentielles avec des messages du type « corrompu et obscène » ou « L’Empereur n’a pas de couilles ». C’est que Trump fabrique une incarnation retorse de son pouvoir. La fusion de son corps politique (sacré) avec son corps biologique (familier) combine l’imposant jusqu’au pesant, le prosaïque jusqu’à l’obscène et l’artifice (par chirurgie, prothèse et teint mandarine). Le recours à l’IA en délire sur son réseau Truth Social gonfle cette baudruche numérique qui paraît d’au- tant plus invulnérable à mesure qu’elle devient plus chimérique. Les régimes d’images choisis par Trey Parker et Matt Stone s’accordent à ce tournant : si les saisons précédentes grimaient le référent sous les traits du maître d’école M. Garrison, celle-ci anime une photo de la face présidentielle puis génère une vraie-fausse vidéo de propagande en IA où le président rampe nu comme un ver dans le désert. Le second épisode épingle encore le carnaval morbide du pouvoir en prenant pour motif le masque esthétique et médiatique de l’entourage présidentiel (et ses dites « Mar-a-Lago faces », retouchées au point de sembler clonées).
Les satiristes le savent, concurrencer Trump sur le terrain du grotesque reste une gageure difficile, tant sa propre machinerie devance et digère la caricature. South Park joue donc à s’avouer vaincu : si Jésus revient, il travaille à la solde du gouvernement ; les anges mêmes ne sont plus à l’abri de la police migratoire ; Cartman est détrôné par les influenceurs masculinistes et xénophobes ; et Paramount (qui produit et héberge la saison) apparaît muselé par la présidence. Les retards qui impactent déjà la diffusion de cette saison indiquent les difficultés qui attendent ses créateurs. Pour l’instant, seuls deux épisodes sont visibles sur les dix prévus. Espérons que leur méthode (six jours de travail par épisode, le septième pour le repos), qui singe la temporalité biblique, continuera à produire longtemps cette contre-genèse absurde de l’actualité.
Élodie Tamayo
SOUTH PARK (SAISON 27)
États-Unis, 2025
Réalisation Trey Parker
Scénario Trey Parker, Matt Stone
Production South Park Studios, Comedy Central
Diffusion Paramount +
Durée 10 épisodes de 22 minutes

Actualités, Festivals, FIDMarseille - Festival International de Cinéma de Marseille
Adriazola et Sepúlveda : gens magnétiques
PORTRAIT. Montrée dans sa quasi-intégralité pour la première fois en Europe pendant le FIDMarseille, l’œuvre du duo chilien Carolina Adriazola et José Luis Sepúlveda sidère par sa lucidité crue et son sens agité de l’engagement.
«Pour quelle raison la caméra bouge-t-elle autant ? » À cette première question du public pendant le débat de Crónica de un comité (2014), José Luis Sepúlveda répond avec une placidité espiègle : « La caméra bouge, parce qu’elle devait bouger. » De fait, quoi de plus juste que de réguliers remous de l’image pour raconter les contradictions d’un mouvement social ? Dans ce film, José Luis Sepúlveda et Carolina Adriazola accompagnent les actions d’un groupe politique formé pour rendre justice à un adolescent chilien impunément assassiné par un carabinier. Filmé avec des petites caméras à la fois par les réalisateurs et certains protagonistes, Crónica de un comité multiplie littéralement les points de vue. « Nous voulions déstabiliser le contrôle du tournage par une caméra qui se partage », confie Adriazola.
Une caméra légère pour braver le fardeau de la société néolibérale chilienne : cet élan est manifeste dès El pejesapo (2007), premier long métrage réalisé par Sepúlveda et produit par Adriazola. D’un champ de caillasse à un cabaret itinérant, Daniel y traîne sa carcasse. Ce quarantenaire lumpen au ton ruizien oscille entre profond désespoir et sursauts de libido. El pejesapo a été réalisé « sans un peso » et avec différentes caméras MiniDV à disposition et des cassettes réutilisées.
Faire des films en tension avec l’image préexistante de leurs protagonistes : telle est l’une des gageures du cinéma d’Adriazola et Sepúlveda, qui prônent « la chair réelle, et donc sale, des images ». Dans Crónica de un comité, le frère du défunt se réjouit d’apparaître dans une émission de télévision à forte audience. Il est conscient de transformer partiellement la quête de justice en auto- promotion médiatique. Dans Mitómana (2009), l’actrice Nora Díaz mène le jeu. D’une rue à l’autre, elle impose ses interprétations excessives, défiant les nerfs de ses interlocuteurs et la mobilité des réalisateurs. Dans Il Siciliano (2017), « El Padrino » se donne en spectacle dans sa vaste demeure, également négoce de perruques.
Dans Cuadro negro (Grand Prix du Festival Punto de Vista 2025, Cahiers nº 820), Adriazola et Sepúlveda poussent cette inquiétude un cran plus loin. L’actrice Sofía Paloma Gómez s’introduit dans le Cadre noir chilien, prétendant y réaliser un film d’art. Avec entêtement, Sofía cherche à reproduire, en mouvement et au présent, l’iconographie militaire prétendument glorieuse. La fabrication en direct de ces images suscite une passionnante dissection du fascisme décomplexé auquel contribue l’armée.
Également musiciens, membres du groupe Resistencia Magnética, Adriazola et Sepúlveda s’illustrent par leur sens de l’improvisation. « Nous cherchons à prendre de la distance avec les mélodies traditionnelles et à chercher la liberté dans les structures, comme si on sculptait », confient-ils. C’est la forme de leurs films que l’on croit entendre ici : tout en spirales mélodiques et en échos, préférant susciter des respirations pour ceux qu’ils filment que de s’accrocher à des principes de causalité. Si le duo est volontiers aimanté par ses personnages, ce n’est pas parce qu’il se laisse vampiriser : les cinéastes avancent ensemble en déboussolant leur sens de la gravité.
Claire Allouche
Anciens Numéros